
JAUNE
Escu raont a sa manière
a conmendé que l’en lui quiere,
il en ont quis qui fu toz jaunes.
Roman de Renart
Le mot jaune vient du latin galbinus, « vert pâle, « jaune vert », lui même tiré d’un très rare galbus. Ces deux adjectifs dérivent de la racine i.–e. *ghel, « briller » dont nous avons déjà parlé à propos du vert. Comme le *gh- initial ne donne pas g- en latin, on suppose un intermédiaire gaulois.
Les adjectifs se rapportant à cette partie du spectre (qu’il faut parfois beaucoup élargir) sont nombreux en latin :
- flavus qualifie l’or, le safran, le soufre (1) (racine *ghel par l’intermédiaire des parlers de Sabine et de Préneste (2)).
- helvus, « jaunâtre », présente quant à lui une dérivation proprement latine : *ghel-wo-s.
- fulvus qualifie l’or, le sable, la cire (même origine « campagnarde »(2))
- luteus désigne un jaune tirant sur le rouge : celui du feu, de l’aurore… ; le mot dérive de lūtum, qui désigne la gaude ou réséda, utilisée en teinturerie. Il ne doit pas être confondu avec lŭtum, « boue », « limon ».
- croceus, comme on peut s’en douter, qualifie la couleur du safran, crocus ou crocum (gr. κρόκος (3)).
- luridus, enfin, est plutôt péjoratif : « jaune pâle », « blême », « livide », « plombé » en parlant surtout du teint ; le mot a donné « lourd » en français, mais celui-ci ne prend le sens de « pesant » qu’au XVIème siècle. En AF, il signifie « niais », « stupide ». Le rapport avec le sens du mot latin n’est pas aisé à établir (4) en dépit du sens de « lourd » dans le langage familier actuel. Le mot a un rapport avec lividus, déverbal de liveo, « être bleuâtre, livide » ; cf. l'irlandais li et le gallois lliw, « couleur » (5).
En grec ancien, on dispose des mots suivants :
- ξανθός «jaune », « jaunâtre, « fauve »
- ὠχρός « jaune pâle », sur lequel a été créée une série de composés : ὠχρόλευκος, « d’un blanc jaunâtre», ὠχρομέλας « d’un noir jaunâtre », et même ὠχρόξανθος « jaune pâle »…
galbinus a donc donné en AF jalne, jaune, giaune, galne, gan(n)e, gaune (6).
Une fois n’est pas coutume, c’est dans la CdR que nous trouvons les premières occurrences :
blanche la cue e la crignete jalne (v. 1655)
el cors li met tute l’enseigne jalne (v. 3427) (7)
Chez Chrétien :
Iluec vit an le jor lacier
maint hiaume, de fer et d’acier ;
tant vert, tant giaune, tant vermoil,
reluire contre le soloil. (Érec et Énide, 2093- 2096)
On dit souvent que le jaune est une couleur inquiétante ou infamante au Moyen Age : c’est vrai si l’on considère la couleur du manteau de Judas dans beaucoup de tableaux, celle de la rouelle, plus tard de l’étoile imposées aux Juifs, mais tout dépend de l’époque, car on oublie trop souvent que le Moyen Age s’étend sur une période de mille années. Jusqu’au milieu du XIIIème siècle – en gros – ce n’est guère le cas, comme en témoignent les exemples que j’ai pris : évocation du cheval de l’archevêque Turpin dans le premier, enseigne avec laquelle le duc Naimes pourfend un chef Sarrasin dans le second, tournois auquel va prendre part Érec dans le dernier, où il faut par ailleurs remarquer le « beau tableau » constitué par l’éclat des métaux et la variété des couleurs.
Si, en héraldique, le jaune ne figure pas parmi les émaux, c’est parce que l’or en tient lieu. Malgré tout, Renart le ros se fait bel et bien dénicher un écu tout jaune ; et là, ce n’est pas très bon signe…
L’adjectif galbinus n’a inspiré que le français et le roumain, avec galban.
L’espagnol présente amarillo et le portugais amarelo, dont l’étymologie ne semble pas évidente : amarus, dans le sens de "triste", comme dans la mélancolie, ou dérivation de l’arabe ambari, qui signifie « ambre » (8).
Le catalan, avec groc, a préféré l’étymon croceus.
L’italien a emprunté giallo au français, fait assez rare pour être noté.
Le romanche a peut-être tiré l’adjectif mellen du latin mel, « miel ».
On voit donc qu’aucun mot latin ne s’était imposé pour exprimer le jaune dans la Romania, signe que ces mots étaient peu répandus ou limités à une époque ou à des lieux géographiques très restreints.
Dans les autres langues européennes, nous allons retrouver l’universelle racine *ghel.
En anglais, avec yellow, en allemand avec gelb (cf. gold et Geld, issus de la même racine).
En russe, avec жëлтый (jolty) (cf. article sur VERT).
En lituanien, avec žel̃tas, en letton, avec dzęlts.
Le mot finnois keltainen est un emprunt à l’allemand ou au suédois, de même que l’estonien kollane.
Nous avons déjà signalé le faux ami albanais verdhe.
Les langues celtiques suivront…
Le grec moderne κίτρινος offre matière à une petite incursion dans le domaine du citron.
Le mot citron vient du latin citrum ou citrus, « cédrat(ier) » ; l’allemand a repris cet étymon, avec Zitronen.
Les autres langues ont utilisé un mot tiré du persan, limun, qui a donné limon en ancien français, mais surtout lemon en anglais, limone en italien, limon en espagnol. Le russe a emprunté le mot лимон à l’italien. Mais comme la langue, très grammaticalisée, répugne à employer un nom apposé en fonction d’adjectif, on a donc recours à l’adjectif dérivé лимонный (limonny) : « de citron » ; dans la langue littéraire soutenue, on dit aussi лимонного цвета (limonnovo tsv’eta), « de la couleur du citron ».
(1) Nous tirons ces référents des exemples fournis par Gaffiot, mais leur liste ne se limitait évidemment pas à ceux-ci.
(2) P. Monteil, Éléments de phonétique et de morphologie du latin, éd. Fernand Nathan.
(3) Comme pour beaucoup de noms de plantes, de minéraux et de métaux, l’étymologie n’en est pas connue. Les grammairiens anciens évoquent des termes « méditerranéens ». Le mot est commode pour parler des emprunts faits aux langues des « autochtones » auxquels les migrants indo-européens se sont trouvés mêlés, mais il ne désigne aucun groupe linguistique homogène identifiable. Le mot « méditerranéen » le plus célèbre est θάλασσα (θάλαττα en attique). Eh oui, les tribus helléniques ignoraient la mer !!!
(4) Voir à ce sujet E. Baumgartner (médiéviste hors pair, hélas trop tôt décédée, et à qui je rends ici hommage) et P. Ménard, Dictionnaire étymologique et historique de la langue française, éd. Livre de Poche.
(5) Dictionnaire étymologique d’Ernout-Meillet (en ligne). On remarquera une fois de plus la variété des référents.
(6) Je donnerai l’évolution complète du mot dans la rubrique « phonétique historique ».
(7) En l'absence d'autres mentions, les citations sont tirées du texte des éditions Champion.
(8) Source : http://etimologias.dechile.net/?amarillo
Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil