Sujet : Les fautes d'orthographe volontaires dans la poésie française
On trouve de nombreuses libertés prises avec l'orthographe, dans les oeuvres poétiques classiques, puis romantiques en appui de permissivité sur les classiques. Il est clair, lorsqu'on en examine plusieurs cas, souvent avec des similitudes de procédé d'un auteur à l'autre, que ces fautes ne devaient rien à l'étourderie ou à la négligence, non plus qu'à des erreurs d'éditeurs ou d'imprimeurs, qui, bien au contraire, remuent ciel et terre pour honorer la lettre native. Il s'agit donc d'altérations orthographiques volontaires.
Je vous donne quelques exemples, avec quelques estimations sans garantie sur les possibles motivations des auteurs.
A la recherche de ces étrangetés littéraires, je n'ai relu que Le Cid de Corneille et Phèdre de Racine. C'est dire qu'il reste beaucoup à explorer encore.
Ces fautes volontaires ayant été légion dans toute l'histoire de la littérature française, j'espère que vous en ajouterez quelques autres.
De Pierre Corneille, dans sa tragédie "Le Cid".
(...) On l'a pris tout bouillant encor de sa querelle ;
La simplification phonique de encor pour régler à bon compte et rondement le problème des pieds est une pratique généralisée en poésie. On trouve autant d'"encor" que d'"encore" et lorsqu'on est bien pris dans l'élan poétique, c'est dans "encore" que l'on finit par trouver le plus d'anomalie. Que ce soit plus joli est contestable, mais il est sûr que ça permet de contrôler les pieds à la demande...
(...) Veux-tu qu'un médisant, pour comble de sa misère,
L'accuse d'y souffrir l'assassin de son père ?
Elle va revenir ; elle vient, je la voi :
Du moins pour son honneur, Rodrigue, cache-toi.
Le troncage de "voi" est difficile à justifier, hormis par les raisons de subtilités qu'il faut suivre assez loin. Je dirais toutefois que Corneille écrivait à l'intention de comédiens auxquels il devait donner des indications. Ici, à l'instar de la "voix blanche" et pour en dire le saisissement, je pense qu'il a voulu suggérer du "voir blanc". Nul comédien, ayant vu le "voi" de ce vers, ne le déclamera comme les autres vers ; il cassera la routine prosodique. C'est sans doute ce que voulait Corneille.
(..) Elvire, où sommes-nous, et qu'est-ce que je voi ?
Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !
Encore une seconde impossible où Chimène voit Rodrigue osant entrer dans sa maison. Encore du "voir blafard, dénaturé". On doit remarquer également l'effet de scansion ou de parler mécanique de "qu'est-ce-que-je-voi" souligné jusqu'au dernier pied par le troncage de l'"s".
(...) Et quoi qu'on die ailleurs d'un coeur si magnanime,
Ici tous les objets me parlent de son crime..
C'est Chimène qui parle en luttant contre elle-même, comme l'indiquent ses paroles hachées auxquelles Corneille a même refusé l'adoucissement du "dise" normal. Trente six ans plus tard, Molière se moquera très ostensiblement de ce "quoi-qu'on-die" dans les Femmes Savantes en le répétant onze fois dans la même scène, autour de Trissotin.
De Jean Racine, dans Phèdre.
(...) N'allons point plus avant. Demeurons, chère Oenone.
Je ne me soutiens plus ; ma force m'abandonne.
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi,
Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.
Hélas !
La tragédie Phèdre de Racine a été écrite quarante ans après Le Cid de Corneille. Ce "revoi" est évidemment un petit neuveu du "voi" de Corneille. Je n'ose même plus parler d'un "revoi blanc" puisque le vers le dit : "Mes yeux sont éblouis, etc." Mais je peux préciser aussi qu'aux leçons de Corneille, Racine a voulu éviter à ses comédiens, qu'emportés dans le feu déclamatoire, ils ne fassent la laison de "revois" avec "(z)Et" du vers suivant.
Ami, tout est-il prêt ? Mais la Reine s'avance.
Va, que pour le départ tout s'arme en diligence.
Fais donner le signal, cours, ordonne et revien
Me délivrer bientôt d'un fâcheux entretien.
Le "t" de revient eût trop atermoyé la délivrance du fâcheux entretien. Il fallait sans doute dans l'esprit de Racine, que le "revien" soit du même souffle, de la même coulée sonore, que le "Me délivrer". Ce sont pourtant des signes qui n'apparaissent pas dans l'articulation orale des comédiens, mais ils sont présents et ressentis à la lecture, et c'est quand-même important.
Madame, et pour sauver votre honneur combattu,
Il faut imoler tout, et même la vertu.
On vient, je vois Thésée.
Ah, le bel "imoler" ! Qui aurait eu idée de loger son génie là-dedans ? Entre "immoler" et "imoler" la subjectivité de prononciation est complètement différente en effet... Dans "immmmmoler", il y a l'irrépressible envol d'Icare par-dessus le labyrinthe, et dans imoler, rien ne s'enfle, rien ne s'élève, rien ne vole ni ne dépasse. C'est ce que voulait Racine, car dans ce vers, il s'agissait d'araser pêle-mêle en l'espace d'une saccade les tas de choses erronées dont on avait voulu rebâtir une coupable vie en l'absence de Thésée. Il fallait scander l'imolation au ras du sol, dans l'égalité d'inexistence des choses imondes (pardon)... Dans "il faut imoler tout", si l'on prononce bien le mot de Racine (il-fau-ti-mo-ler-tout), on entend le travail funeste d'un hachoir.
De Baudelaire, dans Les Fleurs du Mal. (L'amuse-malade).
Ma pauvre muse, hélas ! qu'as-tu donc ce matin ?
Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,
Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint
La folie et l'horreur, froides et taciturnes.
Comment auriez-vous pu penser que Baudelaire arrivât en poésie sans avoir distillé minutieusement ses classiques et retenu leurs leçons ? "Réfléchis" sort du bagage de permissivité poétique qu'il emmena avec lui jusque dans les remugles de ses Fleurs maladives, et non des artifices de la négligence et de l'étourderie.
Pour premier point, Baudelaire n'aimait pas du tout traiter sa matière poétique au féminin, même si ce n'était que pour y tourner interminablement autour des femmes. Je pourrais dire encore que cette faute était comme apposer dans son oeuvre la signature de son appartenance à la poésie... et même si elle n'avait été que cela. J'imagine que lorsqu'il conçut d'abandonner le "e" de son "réfléchis", il passa d'un seul coup dans un nouveau rapport au sens de sa vie. A qui vouliez-vous qu'appartienne sa poésie sinon à lui seul ? (il signa dans l'instant un acte de propriété)... A qui vouliez-vous, devant qui, de quoi, pourquoi, fallait-il qu'il s'en justifiât ? (c'est sans doute ce qu'il a voulu dire par ce mot mutilé).