LA SYNCOPE DE LA VOYELLE PÉNULTIÈME ATONE
Le terme de syncope (du grec συγκοπή, « réduction ») renvoie à des phénomènes phonétiques assez différents suivant les langues, les époques, les sons concernés et la nature des accidents qui les affectent.
La syncope dont nous traiterons ici se présente comme l’affaiblissement d’une voyelle atone intérieure, en quelque sorte « absorbée » par l’intensité dépensée pour l’articulation de la voyelle accentuée, et qui finit par disparaître totalement. En latin, elle peut être considérée comme l’aboutissement extrême de la fermeture des voyelles brèves post-toniques, phénomène connu sous le terme d’apophonie ; ex : ăgo / adĭgo (< ad-ăgo) ; lŏco / illĭco (< in lŏco).
Dans le passage du latin au français, la syncope affecte en majorité l’avant-dernière voyelle atone des mots proparoxytons, c'est-à-dire des mots dont l’accent porte sur la troisième voyelle en partant de la fin ; ex : vĭrĭdem > vĭr(ĭ)de(m) > vĭrde(m) > vert.
Il existe un phénomène comparable affectant l’une des voyelles atones situées avant la voyelle accentuée dans les mots comportant cinq syllabes ou plus ; ex : căl(ĕ)făcĕre > călfăcĕre > chauffer ; on nous pardonnera de ne pas traiter ce type de syncope afin de ne pas alourdir l'exposé.
La syncope de la voyelle pénultième (= avant-dernière voyelle) post-tonique atone est un phénomène général en français : au terme de l’évolution de cette langue, soit sur une période de plus d’un millier d’années, toutes les voyelles occupant primitivement cette position se sont effacées.
A l'origine, la syncope ne semble pas être un phénomène exclusivement « vulgaire », mais assez vite, face à sa généralisation, les grammairiens l’ont considérée comme un signe de relâchement propre à dégrader la langue ; le meilleur exemple nous est offert par l’appendix Probi (v. supra), dans lequel la syncope est considérée comme une faute au même titre que le barbarisme. Le théâtre de Plaute, de son côté, permet d’affirmer que dès le IIIème siècle av. J.-C., la forme syncopée est sentie comme relevant sinon du langage populaire, du moins de la langue parlée, ou, comme le disent les latinistes, de la langue vulgaire.
La syncope de la voyelle pénultième atone ne concerne pas que le latin tardif, le gallo-romain ou le gallo-roman ; elle intervient dès la préhistoire du latin ; ex : ampŭlla < *amp(h)ŏr(ă)la « petite amphore » ; fŏrcĕps < fŏrm(ŏ)-căps « qui prend les objets chauds » (formo- est à mettre en relation avec le grec θερμός), et elle est attestée dès le IVème siècle av. J.-C., comme en témoignent les formes poplo pour pŏp(ŭ)lo) et cedre pour cēd(ĕ)re trouvées dans des inscriptions. La syncope, comme on l’a dit, va se poursuivre sans toutefois toucher tous les mots comparables en même temps, ni nécessairement affecter en priorité, comme on pourrait le penser, les mots dont le groupe consonantique formé par la disparition de la voyelle qui les séparait était facilement prononçable. La datation, même relative, des phénomènes s’avère donc délicate.
Nous disposons malgré tout de deux sortes de moyens permettant d’avoir quelques précisions en la matière :
a) Les sources directes, fournies par les attestations, même si ces dernières ne nous offrent qu’un terminus ante quem :
- les inscriptions et les graffitis, notamment ceux de Pompéi ;
- le théâtre de Plaute (IIIème-IIème siècle av. J.-C. et, dans une moindre mesure, celui de Térence (IIème siècle av. J.-C.) ;
- les ouvrages de Varron, de Quintilien, de Probus (Ier siècle ap. J.-C.), de grammairiens tardifs ;
- l’appendix Probi, précieux recueil annexé à un traité de Probus, et qui est composé suivant le principe du « ne dites pas, mais dites ». On estime actuellement que sa rédaction va de l’époque impériale au VIème siècle.
b) Les moyens indirects :
- la comparaison avec les autres langues romanes, l’italien en particulier, qui n’a accueilli que les mots syncopés antérieurement à la différenciation significative des aires linguistiques de la Romania. On sait en effet que la langue vulgaire introduite par les soldats et les administrateurs dans des contrées fort diverses a été assez vite influencée par les parlers vernaculaires ; de plus, elle n'était sans doute pas uniforme au départ. C’est ainsi que la distribution de certaines formes pleines ou syncopées du même mot s’est parfois faite en fonction des aires géographiques de la Romania. C’est le cas, sous l’Empire, avec le mot frāxĭnum (1), dont la forme non syncopée a donné frassino en italien, fresen en engadinois et frasin en roumain, soit dans les parties centrale et orientale de l’Empire, alors que la forme syncopée, frāx(ĭ)num > *frāsnum a donné frêne en français, fresno en espagnol et freixo en portugais, soit dans la partie occidentale. L’italien, le romanche, l’engadinois et le roumain servent donc souvent à « dater », au moins approximativement, telle ou telle syncope affectant la partie occidentale, avec prudence toutefois à cause des formations savantes possibles, et surtout du fait que certaines formes ont pu se trouver employées concurremment dans une même aire linguistique ;
- la chronologie relative, à vrai dire beaucoup plus précieuse pour les romanistes que la datation absolue, toujours problématique : certains traitements phonétiques ne peuvent s’être produits que si l’on suppose une syncope avant ou après eux : dans l’un et l’autre cas, il est alors facile de déterminer une chronologie des changements phonétiques (voir les deux derniers exemples de la liste ci-dessous).
(1) Exemples et démonstration empruntées à V. Väänänen, Introduction au latin vulgaire, éd. Klincksieck, Paris, 1967, p. 42.
Voici à présent une liste d’exemples de mots français dérivant de formes latines syncopées à diverses époques. Le découpage chronologique et la plupart des exemples dérivent de deux sources :
- P. Fouché, Phonétique historique du français, éd. Klincksieck, Paris, 1958, tome II, « Les voyelles » pp. 458 – 473.
- E. et J. Bourciez, Phonétique française, éd. Klincksieck, Paris, 1978, pp.37 – 38.
- Quelques datations nous ont été fournies par l’ouvrage du grand médiéviste G. Zink, Phonétique historique du français, Paris, PUF, 1986.
Abréviations :
app. Pr. = appendix Probi ;
* formes non attestées ;
AF = ancien français (en principe XIème - XIIème - XIIIème siècles) ;
FM = français moderne (à partir du XVIIème pour les romanistes).
Note :
Ni les groupes de consonnes mis en contact par suite de la syncope, ni surtout les exemples ne se limitent à ceux que nous citons. Il ne s’agit que d’un aperçu.
A) Syncopes latines (de l’origine au début de la période impériale).
Presque tous les mots italiens issus de ces étymons sont syncopés.
Note : le -m de l’accusatif est noté, mais il ne se prononce plus depuis le milieu de l’époque républicaine.
a) Entre l, r et cons. diverses, ou inversement :
lār(ĭ)dum > lārdu(m) (Plaute) > lard (it. lardo) ;
căl(ĭ)dum > căldu(m) (Varron) > chaud, (it. caldo) ;
vĭr(ĭ)dem > vĭrde(m) (Caton) > vert (it. verde) ;
căl(ă)mum > *călmu(m) > chaume (it. calmo) ;
băl(ĭ)neum > bălneu(m) (Varron) > bain (it. bagno) ;
vĕt(ŭ)lum > *vĕtlu(m) > veclu(m) (app. P.) > vieil (it. vecchio, dont le -i- provient du -l- vocalisé),
stăb(ŭ)lum > stăblu(m) (app. Pr.) > étable (it. stabio) ;
ŏc(ŭ)lum > ŏclu(m) (app. Pr.) > œil (it. occhio) ;
māsc(ŭ)lum > māsclu(m) (app. Pr.) > mâle (it. maschio) ;
*col(ă)pum > *colpu(m) > coup (it. colpo) ;
*făll(ĭ)ta > *fălta > faute (vx florentin falta).
b) Entre s et t
pŏs(ĭ)tum > pŏstu(m) > (com)post (it. posto)
quaes(ĭ)ta > quaesta > quête (it. (con)quista)
c) Entre m et n
dŏm(ĭ)num/a > dŏmnu(m)/a (Plaute pour le fém.) > dom/dame (it. don/donna) ;
d) Entre p, t et d, t et inversement.
nĭt(ĭ)dum > *nĭt(t)u(m) > net (it. netto) ;
cŏmp(ŭ)tat > *cŏmptat > conte ou compte (vbe) (it. conta/racconta) ;
e) Entre g et d
frīg(ĭ)dum > *frīgdu(m) > fricdu(m) (app. Pr.) > froid (it. freddo).
B) Syncope gallo-romaine (de l’Empire aux invasions germaniques)
Les langues du domaine centro-oriental de la Romania, ne présentent plus la syncope (sauf exception) dans les mots issus des étymons de cette époque.
Nous ne notons plus le -m de l’accusatif, qui a cessé de se prononcer.
a) Entre l, r et cons. diverses, ou inversement
tăb(ŭ)la > *tăbla > table (it. tavola, n. syncopé)
făb(ŭ)la > *făbla > fable (it. favola)
clĕrĭcu > *clĕrcu > clerc (it. chierico, n. syncopé)
*lŭr(ĭ)du > *lŭrdu > lourd (l’it. avec lordo, d’emploi peu fréquent, a emprunté tardivement une forme syncopée) ;
Tous les infinitifs en -ere sont ainsi passés à cons. + -re (-ere en it.)
prēndĕre > *prēndre > prendre (it. prendere) ;
mĭttĕre > *mĭttre > mettre (it. mettere) ;
cĭngĕre > *cĭngre > *cĭndre > ceindre (it. cingere) ;
etc…
b) Entre c et t, ou d et t
explĭc(ĭ)tu > *esplĭctu > AF esploit (FM exploit) ;
vĕnd(ĭ)ta > *vĕn(t)ta > vente (it. vendita, n. syncopé)
C) Syncope romane (à partir du Vème siècle)
Nous ne donnons plus le dérivé italien.
a) Entre cons. diverses et t
sēmĭta > *sēmta > sente (n.) ;
dĕrbĭta(e) > *dĕr(t)ta > AF derte, refait en dartre en FM. ;
hŏspĭte > *hŏs(p)te > hôte ;
tĕrmĭte > *tĕr(m)te > AF terte, FM tertre.
b) Entre cons. et c
pĕrsĭca > *pĕ(r)sca > pêche (le fruit) ;
cŏllŏcat > *cŏ(l)lcat > AF colche > FM couche (vbe.) ;
c) Dans les numéraux en –dece ( class. -decim)
*ŭndĕce > *ŭn(d)ce > onze
*dōdĕce > *dō(d)ce > douze.
d) Entre s et n
frāxĭnu > *frāxnu [frassnu] > frêne.
Les deux derniers exemples montrent comment on détermine une chronologie relative. Nous avons simplifié la présentation des traitements phonétiques qui ne concernent pas le sujet ; il s’agit ici de montrer un principe, non de faire une analyse complète de l’évolution de chaque son (le c devant a > ch, par exemple).
*cănnăbe (class. cănnăbim) > *căn(n)ăve > *cănve > AF chanve (FM chanvre) ;
*cŭbĭtu > *cŭvede > *cŭvde > coude.
Le [b ] intervocalique étant passé à [v] vers le Vème siècle, la syncope est nécessairement plus tardive.
La syncope de la voyelle pénultième atone est, avec l’amuïssement des voyelles finales, la cause de la réduction syllabique en français, puisqu’à terme, des mots de trois syllabes à l'origine du latin se sont trouvés réduits à deux, voire à une seule syllabe, d’où les homophonies fréquentes auxquelles cette langue est sujette.
Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil