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Le forum d'ABC de la langue française

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forum abclf » Histoire de la langue française » La naissance du français

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Messages [ 20 ]

Sujet : La naissance du français

Tombant sur des lettres de grâces accordées à un ancien receveur de Poitou en 1354, j'ai été étonné par la modernité de la langue employée (il faut dire que je me suis habitué à lire le moyen français) et je me suis posé la question de la genèse de cette langue. J'ai acquis l'ouvrage de B. Cerquiglini, La naissance du français, où je pensais trouver des réponses concrètes, des repères temporels faits de références à des textes émanant de l'administration royale. L'auteur disserte longuement sur la langue des Serments de Strasbourg dans leur partie romane, qui serait le premier exemple d'une langue destinée à être comprise par tous. Récusant ensuite l'hypothèse d'une langue issue du dialecte de l'Île de France, pure vue de l'esprit élaborée à la fin du dix-neuvième siècle et baptisée francien, il la déclare « issue du milieu des clercs, désireux de fabriquer des textes en français, et souhaitant pour cela mettre au point une langue qui, avec la même dignité que le latin, voire une pérennité et une universalité comparables, puisse dire le courage du héros, l'amour de Dieu et des femmes. » En somme, les clercs auraient eu une prescience du français qui a fini par s'imposer à tous à partir de la Révolution. L'hypothèse est séduisante, mais elle ne me permet pas de faire le lien avec ce texte de 1354 :

https://i.ibb.co/xXTTgPK/Cohue-1.jpg
https://i.ibb.co/CnN2MYW/Cohue-2.jpg

Caesarem legato alacrem, ille portavit assumpti Brutus.

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Re : La naissance du français

Plus de cent ans plus tard, dans l'Épître à ses amis, François VILLON (merci, Wikipédia) écrit :

Aiez pictié, aiez pictié de moy
À tout le moins, s’i vous plaist, mes amis !
En fosse giz, non pas soubz houz ne may *
[…]
Bas en terre - table n'a ne trestaux.**
Le lesserez là, le povre Villon ?

* Je gis dans une fosse, non sous les houx des fêtes de mai
** Par terre - il n'a ni table, ni tréteaux.

Comme vous, je trouve la langue du texte que vous proposez étonnamment (anormalement ?) moderne. L'original n'en différerait-il pas un peu ?

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Re : La naissance du français

Mais le français s'est formé bien avant l'époque de Villon ! le Moyen français, c'est déjà par bien des côté du français moderne. L'ouvrage de B. Cerquiglini, malgré certains aspects excessifs (et quel humour quand il raille les savants qui ont tenté de définir exactement la langue des Serments !), a le mérite d'établir l'origine savante - par les clercs - de ce que nous appelons si commodément la "langue française" (je ne parle pas de l'étymologie), et de combattre l'idée que cette langue proviendrait de la seule région centrale (cf. la querelle du "francien"). Je développerai cela quand j'en aurai le temps. Le problème posé par l'ouvrage de Cerquiglini, c'est qu'il convient mal à l'esprit de la collection "Que sais-je", d'où la déception d'Alco ; un article centré sur les Serments aurait beaucoup mieux convenu, mais sa diffusion eût été nécessairement plus restreinte...

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

Re : La naissance du français

Chover a écrit:

Comme vous, je trouve la langue du texte que vous proposez étonnamment (anormalement ?) moderne. L'original n'en différerait-il pas un peu ?

On aurait pu effectivement le penser, a priori. Tout ceci provient en fait de l'exposé en français fait par le procureur général des 75 chefs d'accusation contre le receveur de Poitou. Les lettres de grâce elle-même sont en latin. L'ensemble est consigné et transcrit sous la direction d'un archiviste. On trouvera l'ensemble ici :
https://books.google.fr/books?id=7XQkAQ … mp;f=false
Il y a finalement lieu de croire, au vu de l'ensemble des documents archivés, que c'est bien la version du manuscrit qu'il a lue et transcrite.
On trouve, ailleurs, d'intéressante lettres adressées au même receveur de Poitou.
https://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237 … 9_1_452464
On y voit que la langue est grosso modo la même, à la différence près de l'orthographe de certains mots. Il y a lieu de penser que la langue d'un procureur général, imprégnée de latin et de droit, était plus rigoureuse que la langue des gens ordinaires.

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Re : La naissance du français

Lévine a écrit:

Mais le français s'est formé bien avant l'époque de Villon ! le Moyen français, c'est déjà par bien des côté du français moderne.

Bien sûr, le français ne commence pas avec VILLON. J'ai cité ses quelques vers parce qu'ils m'ont semblé, cent ans après le texte de 1354, plus éloignés du français actuel que ce dernier. Mais j'ai oublié d'ajouter que ma réaction tenait pour beaucoup à l'orthographe dudit texte.
Donc, ce que vous dites, Abel, et vous vous en doutez, sur la langue d'un procureur général, imprégnée de latin et de droit et plus rigoureuse que la langue des gens ordinaires, pourrait répondre à mon scepticisme.
Toutefois, je vois sous votre premier lien, dont je vous remercie, que les Archives historiques du Poitou ont été publiées par l'imprimerie Oudin, de Poitiers, en 1886. Quelles garanties avons-nous de la stricte fidélité à l'original ? On reconnaît pour le moins une ponctuation à propos de laquelle je me demande si un procureur général même très cultivé l'aurait utilisée. Quand bien même celle des Lettres privées, sous votre second lien, est plus modeste. J'ai de toute manière le vague souvenir de textes, à peu près de la même période, sans la moindre ponctuation.

Avatar : statue de Bruno Catalano

Re : La naissance du français

...la cohue ou hale de Nyort...

J'ai peut-être déjà lu, mais je l'avais oublié, que cohue nous vient du breton pour désigner une halle, puis la foule qui s'y assemble. Le texte a le mérite de me le rappeler.
https://fr.wiktionary.org/wiki/cohue
https://www.cnrtl.fr/definition/cohue
http://zeus.atilf.fr/scripts/dmfX.exe?L … LLa;FERMER

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Re : La naissance du français

Merci de vos réactions. Une question sous-jacente à ces réflexions : si des clercs ont eu l'idée d'employer une langue commune et comprise de tous (et ils l'avaient déjà avec le latin), il a bien fallu qu'elle fût diffusée par un canal qui en assurât une relative homogénéité et une expansion nécessaire à sa reconnaissance. Or l'université enseignait en latin. Cette diffusion du français a dû se faire au moyen d'un enseignement parallèle et avec une volonté centrale qui souhaitait faire sa promotion.       
Je reste donc sur ma faim après la lecture de B. Cerquiglini. Mais peut-être la réponse se trouve-t-elle dans des livres traitant de l'histoire de l'enseignement.

Caesarem legato alacrem, ille portavit assumpti Brutus.

Re : La naissance du français

Il y a quelques éléments de réflexion intéressants sur cette question dans :
https://www.academia.edu/12769616/Les_s … ces_du_DMF

Re : La naissance du français

Les trois premières lignes sont inexactes ! De plus, le "Moyen Age", c'est mille années...

Non, bien sûr, Alco : la langue de l'enseignement est le latin jusqu'à la Renaissance... Vous ne trouverez pas plus que moi des documents sur la genèse du français littéraire "commun" et surtout sur sa diffusion. Même la monumentale Histoire générale de l'enseignement et de l'éducation en France (NLF) fait l'impasse là-dessus. Je pense que c'est ce qu'on peut appeler un sociolecte, mais je ne peux pas développer parce que je n'ai pas assez d'éléments et que le sujet est scabreux.

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

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Re : La naissance du français

Abel Boyer a écrit:

Il y a quelques éléments de réflexion intéressants sur cette question dans :
https://www.academia.edu/12769616/Les_s … ces_du_DMF

Merci pour ce lien vers ce document intéressant qui donne des éléments, mais laisse planer des incertitudes. Bref, sujet scabreux, comme le dit Lévine, et qui me laisse sur ma faim.

Caesarem legato alacrem, ille portavit assumpti Brutus.

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Re : La naissance du français

Cerquiglini a raison quand il dit que le terme moderne de francien ne recouvre aucune réalité, même si les habitants des régions centrales de l'aire d'oïl parlaient bien une ou des langues !!! J'ai naguère cherché chez Wace toutes les occurrences du terme "francois" (une trentaine) et pas une ne fait explicitement référence au "francien", toutes se rapportent au pays pris dans son ensemble, par opposition aux non-français (Breton, Normands, Danois, etc...). On sait qu'au début du Lai du rossignol, Marie de France évoque l'anglais, le français et le Breton : elle n'évoque en rien le dialecte "anglo-normand" qu'elle parle en fait (en le nommant autrement, bien sûr) ; cet exemple est précieux parce qu'il se réfère à la langue et non à des peuples, comme chez Wace. Dès le XIIème, il existe un "français" commun, qu'on écrit ou parle en haut-lieu (?), mais qui ne correspond sûrement pas à la langue familière.
Par contre, Cerquiglini me semble avoir tort quand il prétend que ce "français" n'est décrit nulle part, alors que les manuels de grammaire historique le prennent justement pour modèle, voire pour référence... Et c'est lui que j'appelle le "français central", non par référence à une aire géographique impossible à déterminer précisément, mais parce que cette langue s'est formée à partir de traits communs, comme une confluence, et en écartant ce qu'il y avait de plus atypique phonétiquement ou morphologiquement (surtout phonétiquement, l'usager prenant essentiellement conscience de la langue par ses sons et leur "prononciation"). Seuls des clercs qui lisent, écrivent et diffusent pouvaient avoir cette conscience et s'atteler à une telle entreprise, peut-être au seuil de l'an 1000.

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

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Re : La naissance du français

Merci pour ce développement très intéressant. L'élaboration d'une langue commune va de pair avec des déplacements que les clercs effectuaient d'une abbaye à l'autre. Mais pour quelle raison promouvoir une langue commune parmi ces clercs qui avaient été élevés, chacun dans son cercle familial, dans un dialecte particulier ? Le latin suffisait bien et il était bien établi depuis des siècles comme langue universelle (du moins à l'échelle de l'Europe). Peut-être les rapports avec le monde séculier y étaient-ils pour quelque chose, monde séculier qui devait s'exprimer dans une langue romane et était peu familier du latin. On sait que les seigneurs se faisaient lire (je crois qu'on ne lisait qu'à voix haute) des romans courtois et des chansons de geste. Mais l'œuvre d'un Chrétien de Troyes, par exemple, suppose l'existence d'une langue commune en amont, et son enseignement. Tout cela reste bien mystérieux pour moi.

Caesarem legato alacrem, ille portavit assumpti Brutus.

13 Dernière modification par Lévine (22-01-2024 15:50:01)

Re : La naissance du français

Tout clerc a reçu une éducation latine et religieuse, mais tous les clercs ne sont pas des religieux. On peut leur donner le nom moderne d' "intellectuels", et ces intellectuels promeuvent depuis longtemps une littérature spécifiquement française avec les moyens de diffusion ordinaires : lectures orales, copies, échanges ou ou dons de manuscrits au sein des cours ducales ou comtales (cours royales plus tardivement)... Peut-on imaginer un seul instant les aventures de Roland, celles de Tristan et Iseut ou des chevaliers de la Table Ronde, la poésie courtoise écrites en latin ? Les clercs voyageaient, comme l'atteste la provenance de nombreux manuscrits, et chacun d'entre eux avait son dialecte, mais les contacts mutuels favorisaient ce que l'on peut appeler un "colinguisme" (J. Picoche) ; c'est pourquoi la plupart des textes n'ont qu'une "coloration dialectale" plus ou moins prononcée.

Vers 1113, l'usage d'un français commun est nécessaire à toute œuvre cherchant une diffusion significative :

Philippe de Taün
en franceise raisun (= langage (langue))
ad estrait Bestiaire, (= traduit)
un livre de grammaire (= latin),
[...]

Eh oui, il faut "traduire" !

Un seul trait anglo-normand : raisun au lieu de raison.

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Re : La naissance du français

Lévine a écrit:

Vers 1113, l'usage d'un français commun est nécessaire à toute œuvre cherchant une diffusion significative :

Cet argument me paraît plus convainquant que celui de vouloir élaborer une langue commune avec la conscience d'appartenir à une communauté française avant l'heure.

Caesarem legato alacrem, ille portavit assumpti Brutus.

Re : La naissance du français

J'ai parcouru les rayons de ma bibliothèque et retrouvé "Le français, Histoire d'un dialecte devenu langue", de R. Anthony Lodge, chez Fayard, 1993. Il contient de nombreuses pages qui vous intéresseraient.

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Re : La naissance du français

Merci. Le site academia.edu propose aussi un certain nombre d'études autour de ce sujet.

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Re : La naissance du français

Merci Abel. Je connais la théorie de Lodge : prendre la langue par le bas, c'est à dire du point de vue du locuteur lambda est illusoire pour le Moyen Age... Ce que j'ai dit plus ne vaut évidemment que pour la langue littéraire, la seule qui nous soit accessible.
Non, Alco, je n'irai pas jusqu'à la conscience d'une communauté française ; simplement, en un temps où les dialectes se diversifient de plus en plus (IX-Xème siècles, un "choc des différences", comme dirait Lodge, suivi d'un précipité où la variété s'apprécie toujours.

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18 Dernière modification par Chover (23-01-2024 18:51:23)

Re : La naissance du français

Un échange de haut niveau.

Au message 11, Lévine a écrit:

pas une ne fait explicitement référence au "francien", toutes se rapportent au pays pris dans son ensemble, par opposition aux non-français (Breton, Normands, Danois, etc...). On sait qu'au début du Lai du rossignol, Marie de France évoque l'anglais, le français et le Breton : elle n'évoque en rien le dialecte "anglo-normand" qu'elle parle en fait (en le nommant autrement, bien sûr)

Le danois éventuellement parlé alors sur le territoire considéré l'était-il par des descendants des Vikings ?
Je suppose par ailleurs que le normand, et probablement aussi l'anglo-normand, en gardaient des traces, puisque c'est encore le cas de la toponymie locale d'aujourd'hui. J'ai tout de même du mal à concevoir que le normand ait pu être ressenti comme « non français ».

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Re : La naissance du français

Chover a écrit:

J'ai tout de même du mal à concevoir que le normand ait pu être ressenti comme « non français ».

À partie du moment où on a conscience d'une langue commune, les dialectes sont des spécificités régionales. Il ne s'agit pas de dire que le normand est non français, puisque c'est un dialecte d'oïl, mais il faut considérer que le français, pour Marie de France et d'autres auteurs, est la langue dans laquelle ils ont choisi de s'exprimer, peut-être pour le prestige qu'elle a acquis, mais aussi pour la diffusion plus large qu'elle permet aux œuvres.

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20 Dernière modification par Lévine (23-01-2024 22:48:27)

Re : La naissance du français

J'aurais dû préciser que chez Wace, le mot Normanz désigne tantôt les peuples scandinaves, tantôt les Normands de France et d'Angleterre dont il décrit l'histoire dans la geste de Rou (= Rollon). C'est aux peuples du Nord que je faisais allusion. Quant aux Danois, ils sont souvent cités à part : la géographie humaine n'est guère rigoureuse au XIIème siècle, de même que la chronologie...

Oui, Alco, la langue est un marqueur social (passons...) et littéraire : tel auteur moderne choisit une écriture et bien sûr un style qui ne sont pas nécessairement ceux de tous ses livres (qu'on songe à Giono, à Gary...) ; l'auteur médiéval choisit une "langue" adaptée à tel genre, surtout quand ce dernier est particulièrement normé. Adam de la Halle l'illustre à merveille, au point d'avoir fait croire à deux auteurs différents au XIXème siècle (Adam de la Halle et Adam le Bossu) : dialecte picard (jamais vraiment pur, rien que parce que l'œuvre est en vers) dans le Jeu de la Feuillée, français central dans sa lyrique courtoise, comme presque tous les trouvères, de quelque région qu'ils proviennent, langue mêlée dans les Jeux-partis (sortes de discussions rhétoriques en vers) et le fameux Jeu de Robin et de Marion.

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