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Jacques Cellard a vécu | 2004-11-14
Nécrologie ()
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Jacques Cellard, chroniqueur au "Monde"
Un gourmand de la langue française.
Jacques Cellard, qui est mort jeudi 11 novembre à l'âge de 84 ans, a été, de 1971 à 1985, le chroniqueur, au Monde, de "La vie du langage". Ceux qui lisaient le journal à ce moment-là, ou qui ont eu entre les mains un livre regroupant plusieurs années de chroniques, ont sûrement gardé le souvenir d'un homme qui aimait les mots comme il aimait la vie, la nourriture, le vin, les femmes. Avec humour et gourmandise.
Il s'amusait aussi à jouer, en souriant, les redresseurs de torts, évoquant le « serpents de mer » de la chronique de langage. Ce qu'il faut éviter : « Je m'excuse » ; « Vous n'êtes pas sans ignorer ». Ce dont il faut se souvenir en dépit de toute la pollution orale qu'on entend : que « après que » se construit avec l'indicatif ; que les « coupes » ne sont pas « sombres » quand il faut par exemple réduire un budget gravement, mais « claires » ; que ce qui ne dure pas longtemps « fait long feu » et non pas « ne fait pas long feu ».
Ce pédagogue ironique avait pris goût à la langue française et à ses pièges en l'enseignant aux étudiants étrangers, à la Sorbonne, à Paris. Il aimait tant le langage, qu'il détestait le carcan dans lequel on veut parfois l'enfermer ; la pauvreté d'un vocabulaire qu'on ne disait pas encore « politiquement correct », mais qui l'était déjà, les jargons de toutes sortes, censés signaler une expertise. Cela l'avait notamment conduit à faire avec Alain Rey, autre linguiste gourmand, un passionnant Dictionnaire du français non conventionnel, paru d'abord en 1980, puis dans une édition revue et actualisée, en 1991 (Hachette). 880 pages, 3 000 mots et locutions, tous accompagnés d'une note historique et de citations.
Autre passion de Jacques Cellard, l'argot a été l'occasion, en 1986, d'une Anthologie de la littérature argotique des origines à nos jours (éd. Mazarine). « Lecteur... Je te préviens ! disait d'emblée Cellard. Tu vas respirer l'air cadavéreux des égouts du bagne, tu vas visiter les cachots. » On n'était pas déçu, en entrant dans cet univers où les chats sont des greffiers (assez facile), mais où l'on peut demeurer perplexe quand Cellard affirme : « C'est pas mon blot ».
Enfin, quel amoureux fou du français à travers les âges n'aimerait pas l'érotisme et le XVIIIe siècle ? Peut-être « quelque pisse-froid dont je ne suis pas », aurait sans doute ri Jacques Cellard, l'œil malicieux derrière la fumée de son cigare. Ainsi, parmi ses nombreux livres, outre les dictionnaires et anthologies, on relèvera, Les Petites marchandes de plaisir (Balland, 1991), les aventures, multiples (336 pages), en forme de journal de bord, d'une prostituée épanouie de la Belle Epoque. Et, en 2000, une excellente biographie de Rétif de La Bretonne, Un génie dévergondé. Nicolas-Edme Rétif, dit « de La Bretonne » 1734-1806 (Plon). « Derrière la saveur de son livre, insolent et narquois, se dissimule en fait une intransigeante critique des sources », écrivait Maurice Lever ("Le Monde des livres" du 30 juin 2000). Insolent et narquois : c'est sans doute ainsi que Jacques Cellard aimerait qu'on se souvienne de lui.
par Josyane Savigneau (Le Monde, 14.11.04)
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Source : http://www.lemonde.fr/
Posté par gb