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forum abclf » Histoire de la langue française » L'ABC de la phonétique historique française

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Messages [ 101 à 150 sur 177 ]

101

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Merci beaucoup pour la correction !

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

102 Dernière modification par Lévine (23-12-2022 13:03:44)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

4° Les consonnes qui ont persisté du latin ou du germanique au français (suite).

A. - Les occlusives.
2° Les dentales [t] (sourde) et [d] (sonore) (suite).

c) A l’intérieur devant [r], les dentales ne se sont conservées que si elles avaient l’appui d’une consonne antécédente :

Exemples : intrare > entrer ; perd(e)re > perdre ; mais patrem > père ; claud(e)re > clore

Elles ont disparu devant les autres consonnes. Ex : plat(a)nu(m) > plane ; advenire > avenir.

Note : La situation est donc l’inverse de celle qui mène de rupta à route (A.2°b).

d) Entre voyelles, les dentales ont disparu (vita > vie ; nuda > nue), mais seulement dans la première moitié du XIème siècle, puisque on les trouve notées dans la Vie d’Alexis (ca 1040), dont le manuscrit principal comporte des graphies conservatrices, ce qui en fait un document précieux :

Exemple : Com vei mudede vostre bele figure ! (mutata > mudede > muée (= changée, altérée)).

A cette date, les dentales s’étaient sans doute toutes deux transformées en une fricative sonore unique [δ] sans doute à peine audible à l’époque de notre texte (cf. les mots danois gade ou Odense).

e) En finale absolue, les dentales  se sont presque toujours effacées, mais à une date quelquefois très tardive pour le -t qui constituait une marque verbale importante. Dans la Chanson de Roland, les 3PS ont presque toutes la marque -t ou -d (ad, aveit, descent, reguardet, pluret, vint) ; on trouve aussi couramment guant, dolent, gaillard, Rollant, etc…). Le flottement observé parfois entre les graphies « t » et « d » montre qu’en réalité, l’articulation de ces consonnes devait hésiter entre [θ] et [δ]. En français moderne, on sait que le [t] final issu de [t] ou de [d] se fait  entendre dans certaines liaisons, mais sous l’influence de l’écrit, donc artificiellement (tout vient à point ; un petit homme, un grand homme…).

Pour ce qui est de l’époque de l’amuïssement, deux cas sont à considérer :

a) la dentale était précédée d’une voyelle ; en ce cas, l’amuïssement a lieu à la fin du XIème siècle.

Exemple : desid(e)rat > desidret (= regrette) (Alexis) > désire.

Mais dans certains mots,  les dentales continueront d’être notées pour des raisons étymologiques ou morphologiques (pour le « t »). Au XVIème encore, on écrit nud.

b) la dentale était précédée d’une consonne ([n] ou [r] en pratique) ; en ce second cas, la dentale, qui bénéficiait d’un appui, a continué à se faire entendre jusqu’au XVIème.

Exemple : dormit > dort [dɔrt] > dort : vienit > vient

Remarques :

Dans dot, fat, mat, pat (aux échecs), net, sept, huit, brut, lut et luth, dont il faut remarquer que ce sont des monosyllabes, sujets par conséquent à l’homophonie, le –t a persisté.
Trois ou quatre de ces mots, dont mat, net, luth (qu’on ne sait pas trop comment orthographier en AF (lu, luc, lud)) semblent avoir regagné leur [t]  phonique final seulement à la fin du XVIIème, sous l’influence des grammairiens (La Fontaine fait encore rimer net [ne] avec baudet). 

Si la dentale est devenue finale par suite de l’amuïssement du –e final issu de –a (VIIème siècle), elle persiste dans les conditions vues en A2°c) : port(e), gard(e), net(te) (mais mais roue < rota, nue < nuda).

Comme toujours, les mots savants et les emprunts forment des « exceptions ». Dans atome, par exemple, le [t] intervocalique est conservé, comme dans ode le [d]; si l’on considère étroit et strict, doublets issus de strictu(m), on constate que le premier a régulièrement perdu ses deux consonnes finales alors que le second les fait entendre.

Dans va-t-il, le [t] antihiatistique est analogique des verbes des 2ème et 3ème groupes, mais il a été introduit à l’époque moderne. Au XVIème, on trouve encore va il, a il. A la même époque, a-t-on remplace a l’on dont le l’ était anciennement l’article défini (l’on = l’homme).

On peut dire que les dentales se sont avérées plus solides que les bilabiales, essentiellement en raison du rôle morphologique de –t, qui survit sous la forme d’une marque graphique dans la conjugaison moderne, mais sans doute aussi du fait que les fricatives transitoires [δ] et [θ], qui se sont substituées à elles dans certaines positions, ont eu plus de stabilité articulatoires que les fricatives bilabiales [β] et [φ] (v. A.1°).

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

103

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Lévine a écrit:

Dans va-t-il, le [t] antihiatistique est analogique des verbes des 2ème et 3ème groupes, mais il a été introduit à l’époque moderne. Au XVIème, on trouve encore va il, a il. A la même époque, a-t-on remplace a l’on dont le l’ était anciennement l’article défini (l’on = l’homme).

« Tant crie l'on Noël qu'il vient »

Caesarem legato alacrem, ille portavit assumpti Brutus.

104

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Bel à propos ! lol

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

105 Dernière modification par Chover (23-12-2022 13:01:01)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Nouveau chapitre passionnant sous le titre L'ABC de la phonétique historique française. Merci, Lévine.
Mais cela me demande un effort de concentration. Si bien que je préfère signaler ce qui me laisse perplexe, quand bien même il peut s'agir d'évidences pour des lecteurs plus avertis :

Lévine a écrit:

Exemple : dormit > dort [drt] > dort : vienit > vient

C'est, bien entendu, [dɔrt] qu'il faut lire ci-dessus ? Ayant un petit doute quant à une (peu probable) prononciation [dort], je préfère me voir confirmer l'erreur que cela constituerait.
Je bute aussi sur « les 3 PS ».

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

106

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Merci de votre lecture attentive, je laisse toujours des fautes.

3PS = 3ème personne du singulier.
__________________

Je ne traduis pas les exemples médiévaux par principe, faut-il le faire néanmoins ?

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Lévine a écrit:

Merci de votre lecture attentive, je laisse toujours des fautes.

3PS = 3ème personne du singulier.
__________________

Je ne traduis pas les exemples médiévaux par principe, faut-il le faire néanmoins ?

Pour moi, non.
Non pas que rien ne m'échappe mais soit la traduction in extenso ne m'est pas nécessaire, soit je la trouve sur la Toile en cas de besoin.

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

108

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Si vous me faites confiance, demandez-moi plutôt en ce cas, les traductions mises en ligne légalement étant anciennes et surtout basées quelquefois sur des leçons remises en cause de nos jours.
Si je faisais une étude plus littéraire, je mettrais des notes plutôt que des traductions et surtout, je rappellerais le contexte. Mais ce n'est pas mon objet.

Je pense ouvrir un autre fil consacré à la morphologie historique (je songe à histoire de l'article indéfini, par exemple).

En phonétique, je vais terminer la mise au point sur les occlusives par les vélaires [k] et [g], toujours dans les cas où elles se maintiennent dans les formations primitives, bien sûr (ce sera vite fait !)

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

109 Dernière modification par Lévine (09-01-2023 17:22:30)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

4° Les consonnes qui ont persisté du latin ou du germanique au français (suite).

A. - Les occlusives.

3° Les vélaires [k] (sourde) et [g] (sonore).

On les appelait autrefois « gutturales », mais cette désignation convient imparfaitement à des sons articulés au niveau du palais et non de la « gorge ».

Comme cette zone est assez étendue, le point d’articulation et le timbre de ces occlusives varient en fonction de la zone d'articulation des voyelles qui les accompagnent. En latin, ces dernières sont palatales, c'est-à-dire formées au niveau du palais « dur » ([a], [e], [i ]), ou vélaires, c'est-à-dire, formées plus à l’arrière, au niveau du palais "mou" ([o], [u ]. Il suffit de prononcer successivement les syllabes [kɑ] et [ki] pour constater que le point d’articulation du [k] varie très sensiblement de l’une à l’autre. Cette répartition des timbres vocaliques est capitale dans l’histoire de notre langue, et nous y ferons souvent appel pour expliquer tel ou tel traitement ; nous l'avons du reste déjà fait en 1° c). Mais si elle suffit pour le latin, elle doit en revanche être complétée si l’on veut étudier le système vocalique propre au français, celui-ci étant plus riche. Je n’ai évidemment pas pour objet de rendre compte ici de ce système, parfaitement illustré par ailleurs dans les « trapèzes vocaliques » tels que celui-ci (à gauche, les palatales, à droite les vélaires) :

http://www.sfu.ca/fren270/Phonetique/trapze.htm

[k] et [g] se sont conservés en français :
a) à l’initiale devant les voyelles vélaires et les consonnes [l] et [r] :

Exemples :
- corona > couronne ; cor > cœur ; gobione(m) > goujon ; *gola (class. gŭla)(1) > gueule ;
- cura > cure ; culus > cul ; gu > Ø (2) ;
- claudere > clore ; glande(m) > gland ;
- credere > croire ; grande(m) > grand.

(1) Nous donnerons prochainement des explications à propos de ce changement vocalique qui a touché les langues romanes à l’exception du sarde et du roumain.

(2) Il n’existe pas d'étymon latin commençant par [gū] ; on ne trouve que des mots en [gŭ], passés à [go] comme nous venons de le dire. On ne peut donc théoriquement pas prouver ce traitement.

Remarques :
cyprès remonte à cypressus et non au class. cupressus ; la forme latine s'est modifiée à l'époque de la Vulgate, le son grec noté υ étant alors prononcé [i ], or devant [i ], [k] passe régulièrement à [s] (cf. civitate(m) > cité).

craindre en face du latin tremere fait difficulté. D’après Fouché et Bourciez(1), la modification aurait eu lieu dès le latin populaire du Nord de la Gaule, sous l’influence d’un radical celtique *krid- (comparez avec anc. irlandais crith, « frisson » et breton kridien, krén, « tremblement »

gras en face de crassu(m) a peut-être été influencé par gros < grossu(m), les deux mots s'appelant fréquemment.

Sauf dans les emprunts au grec, peu nombreux, le latin n’a pas connu à l’initiale le groupe [tl], comme c’est le cas du grec (τλήμων, « courageux »), ni le groupe [tm] (gr. τμῆσις, « coupure »). Il va donc sans dire que « tmèse » est savant.

(1) E. et J. Bourciez, Phonétique française (Klincksieck), § 140, rem. 1, p. 148.

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

110

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Lévine a écrit:

*gola (class. gŭla)(1) > gueule ;
...
(1) Nous donnerons prochainement des explications à propos de ce changement vocalique qui a touché les langues romanes à l’exception du sarde et du roumain.

Il faut mentionner que l'ouest de la France dit « goule », forme encore très vivante.

Caesarem legato alacrem, ille portavit assumpti Brutus.

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Oui, le traitement diffère suivant les dialectes et à l'intérieur même des zones dialectales : en Normandie, on trouve Canteloup dans le Calvados et Canteleu près de Rouen.

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Clair, net et précis. Merci, Lévine.

Lévine a écrit:

gu > Ø

En regardant attentivement ce qui précède cela et ce qui le suit, en particulier la note 2, j'ai fini par comprendre !
Merci encore.

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Lévine a écrit:

Oui, le traitement diffère suivant les dialectes et à l'intérieur même des zones dialectales : en Normandie, on trouve Canteloup dans le Calvados et Canteleu près de Rouen.

Peut-être aussi une affaire de chronologie ? Relative jeunesse du Canteloup du Calvados par rapport au Canteleu rouennais ? Quoi qu'il en soit, les Normands entendaient le loup chanter !

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

114

Re : L'ABC de la phonétique historique française

On a aussi Pisseleux dans l'Aisne et Saint-Leu-la forêt (Wanda Landowska !) dans le Val-d'Oise, mais Pisseloup en Haute-Marne et Saint-Loup dans les Ardennes et l'Aube.

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

115 Dernière modification par Lévine (03-02-2023 18:44:38)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

[k] et [g] se sont conservés en français (suite) :

b) à l’intérieur, derrière consonne(s), seulement devant [o], [u ], [r] et [l] :

Exemples (peu nombreux) :
- rancore(m) > rancœur ;  obscūru(m) > AF oscur > FM obscur (réfection savante) ;
- angŭstia  > angoisse ;
- accrescere > AF acroistre > accroître ; adgravare (agg-) > AF agrever > aggraver ;
- sarc(u)lare > sarcler ; strang(u)lare > étrangler

Remarque : les doubles lettres d’accroître et d’aggraver ont été rétablies dès le MF. Des verbes comme agrandir émanent d'une formation par composition interne (a-grandir) ; en revanche, un calque savant comme agglomérer < adglomerare (agg-) conserve la double lettre.

Notes :
entre voyelles, pas de conservation ou transformation :
Ex : securum > AF seur [seyr] > sûr ; regale(m) > AF real > royal (doublet ancien).

derrière voyelles devant [r] et [l], passage à yod, puis combinaison avec la voyelle antécédente.
Ex : sacramentum > AF sairement > serment ; flagrare > flairer

derrière voyelle et devant d’autres consonnes, [t] par exemple, transformation.
Ex : lactuca > laitue ; vig(i)lare > veiller (l’occlusive se transforme ici en un yod qui se combine avec la voyelle précédente).

derrière consonne et devant [a], [e] et [i ], transformation :
Ex : planca > planche (cf. ) ; argentum > argent ; Francia > France.

Remarques :
Un mot comme sacrement est évidemment savant, et constitue un doublet de serment.

On constate une incohérence dans l’orthographe moderne de serment, qui aurait dû logiquement conserver la graphie ai.

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

116

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Très intéressant, comme d'habitude.

Lévine a écrit:

derrière voyelles devant [r] et [l], passage à yod, puis combinaison avec la voyelle antécédente.
Ex : sacramentum > AF sairement > serment ; flagrare > flairer

Je ressens ce « passage à yod » comme une rareté, je n'aurais pas imaginé avant de vous lire que /sakʁ/, si j'ai bien compris, puisse devenir /sajʁ/. Bon, /aj/ donnant ensuite /ɛ/ m'étonne moins, sans que je puisse m'en expliquer.

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

117 Dernière modification par Lévine (03-02-2023 21:13:18)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Oui, la transformation en yod du [k] est surtout fréquente devant [t] ; je n'ai pas insisté sur ce phénomène car ce n'est l'objet du moment, mais j'y reviendrai.

Deux exemples classiques :
factu(m) > [faχt(o)] > [fajt] > [fai̯t] > [fɛ(t)] > [fe] ou [fɛ] ;
lacte(m) > [laχt(e)] > [lajt] > [lai̯t] > [lɛ(t)] > [le] ou [lɛ].

Dans beaucoup de langues, le [k] non appuyé ne résiste pas au contact d'une autre consonne : il se spirantise aussitôt et passe à yod. J'expliquerai pourquoi.

L'italien remédie à la débilité de ce [k] en pratiquant une assimilation régressive : factum > fatto ; octo > otto ; noctem > notte.

Le roumain réagit en transformant le [k] en [p] afin de constituer un groupe jugé solide par la langue : lactem > lapte ; octo > opt ; noctem > noapte.

L'espagnol et les langues slaves offrent une chuintante : lactem > lache ; noctem > noche ; *lek-ti > лечь [letch'], "être couché" (alld. liegen), *nok-tь > ночь [notch']...

Dans la prochaine édition, je donnerai d'autres exemples du passage du [k] derrière voyelle et devant [r]. Je vous l'accorde, c'est surprenant.

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

118

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Lévine a écrit:

L'italien remédie à la débilité de ce [k] en pratiquant une assimilation régressive : factum > fatto ; octo > otto ; noctem > notte.

Frappé depuis longtemps par ce phénomène, je vous remercie de me fournir l'expression qui le décrit : assimilation régressive. C'est pourtant simple quand on y réfléchit : dans l'évolution vers l'italien, le t de factum en « avale » le c.

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

119 Dernière modification par Lévine (04-02-2023 14:40:55)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

En fait quand on parle d'assimilation régressive, on constate un résultat, et ce surtout dans le mot écrit. Mais en fait, il ne s'agit pas d'une simple substitution de consonnes, et la réalité (telle que l'envisagent les spécialistes), semble plus complexe, surtout ici.
Si l'on prend la forme fatto < factum, on peut poser l'évolution suivante : au contact du [t], [k] a très vite perdu son articulation au point de "disparaître" en tant que son consonantique, mais l'énergie pour le produire, paramètre dont il faut toujours tenir compte en phonétique, a eu pour effet de se reporter sur le [t] dont il a ainsi fait une géminée, toujours sensible en italien.
On voit donc que dans certaines régressions, il y aussi... de la progression !

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

120

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Exact ! J'ai résumé un peu vite le processus… et oublié que dans fatto, on produit oralement les deux t.

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Lévine a écrit:

Oui, la transformation en yod du [k] est surtout fréquente devant [t] ; je n'ai pas insisté sur ce phénomène car ce n'est l'objet du moment, mais j'y reviendrai.

Deux exemples classiques :
factu(m) > [faχt(o)] > [fajt] > [fai̯t] > [fɛ(t)] > [fe] ou [fɛ] ;
lacte(m) > [laχt(e)] > [lajt] > [lai̯t] > [lɛ(t)] > [le] ou [lɛ].

Autre exemple : captivu(m) > cactivus* > chaitif > chétif

* Le passage de captivus à cactivus s'explique par l'influence du celtique. X. Delamarre, dans son dictionnaire de la langue gauloise, donne le patronyme attesté Caxtos. l'irlandais ancien a cacht esclave, lien, captivité, contrainte.
Pour l'étymologie :
« From Proto-Celtic *kaxtos, from Proto-Indo-European *kh₂ptós. »

Caesarem legato alacrem, ille portavit assumpti Brutus.

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Oui, Fouché invoque cette influence qui explique le "ai" de chaitif ; sans cela, celui-ci fait difficulté. En effet, le [p] devant [t] disparaît assez tôt (rupta > route, par ex.), laissant le a libre, mais la diphtongaison "française" ) ne peut ensuite s'opérer puisque cet [a] n'est pas tonique (le i de captivus étant long, c'est lui qui porte l'accent tonique en latin). On trouve par ailleurs (très rarement) la forme phonétique chatif, peut-être dialectale.

Merci à vous et à Chover. Ce sujet ne vivra vraiment que par vos apports.

Il me reste l'examen de [k] en finale. Ensuite, je passerai à quelques autres diphtongaisons pour rompre un peu la monotonie du passage en revue des consonnes conservées en français. J'y reviendrai par la suite.

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123 Dernière modification par Lévine (19-02-2023 19:23:54)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Le maintien des occlusives vélaires (fin)

c) [k] et [g] en position finale.

Le [k] final n’est susceptible de se maintenir en français moderne qu’avec l’appui d’une consonne dans l'étymon. Mais ce maintien est loin d’être systématique, comme on en jugera d’après les exemples qui suivent. Le [g], quant à lui, ne survit que sous une forme assourdie dans certaines liaisons.

Exemples :
- arcu(m) > arc [aʁk], mais porcum > AF porc [pork] > FM [pɔʁ] ; celt. beccu > bec ; juncu(m)  > AF jonc [ʤɔ̃ɲk] > FM [ʒɔ̃] ;

- longu(m) > AF long [lɔ̃ɲk] > FM [lɔ̃] ; germ. burg(u) > AF borc [bork] > FM bourg [buʁ], mais un long été [œ̃lɔ̃kete](1) Bourg-en-Bresse [buʁkɑ̃bʁɛs].

(1) Prononciation traditionnelle, mais on entend bien sûr aussi [œ̃lɔ̃gete] ou même [œ̃lɔ̃ete]..

Notes :
L’arbitraire que l’on constate dans le traitement du [k] final est dû à sa débilité devant une consonne autre que [r] ou [l] ; même avec l'appui d'une consonne, le [k] a tendance à disparaître dès l’AF.

Le [k] même appuyé, était en effet menacé dans deux cas :
- devant le –s flexionnel du cas sujet singulier et du cas régime pluriel ; au pluriel, par exemple, on disait li arc [ark], mais les ars [ars].

- dans les liaisons avec un mot commençant par une consonne incompatible avec le [k] ; preuve en est le mot béjaune (bec jaune) qui a perdu son [k] final au contact du [ʒ].

Il en résulté une tendance à ne plus prononcer le [k] final en moyen français (on le sait par les rimes), et une réaction visant au rétablissement de ce [k] dans certains mots, mais pas dans tous, l’usage – variable suivant les régions – tranchant finalement plutôt en faveur de la suppression.

Dans les mots savants et les emprunts, c’est un peu le même arbitraire. Le [k] en finale absolue a disparu dans tabac (arouak par esp.), escroc (onomat. par it., estomac(h) (grec), mais s’est maintenu dans ubac (franco-provençal), hamac (caraïbe par l’esp.), trac (expressif), varec(h) (norois), bloc (néerl), talc (arabe)…   

Dans un très grand nombre de mot savants provenant de mots gréco-latins en –icus, mais formés surtout par composition interne à partir de la fin du XIIIème, (sophistique, magique, bénéfique…) le [k] a été maintenu ; on trouve cette finale écrite –ic, –icq en MF, et finalement –ique, avec l’appui d’un [ə] final. Parallèlement, on trouve aussi des [g] en finale féminine dans figue (provençal) (fige ou fie en AF), bague (moyen néerl. ?), et bien sûr longue, dont la forme n’est pas phonétique ([g] devant  [a] donne [ʒ], comme nous l’avons vu) en .

Dans coq (onomatopée) et coq < coqu(u)(m) (AF queu, coeu, FM queux) « cuisinier », le [k] final a été graphié « q », sans doute pour étoffer le mot à l’écrit ; en AF, on trouve les formes cos, coc. En revanche coq < coqu(u)(m), est moderne (AF queu, coeu, FM queux) ; la lettre q est cette fois étymologique. 

d) Les groupes [kr] et [kl], [gr] (peu d’exemples) et [gl] persistent en finale féminine s’ils ont l’appui d’un consonne :

Exemples :
- canc(e)re(m) > chancre ; vinc(e)re > vaincre ; avunc(u)lu(m) > oncle ; circ(u)lu(m) > cercle :
- Tungri > Tongres ; ungula > ongle ; buccula >  boucle.

Notes :

aigre < acre(m) et maigre < macru(m) sont demi-savants, le groupe [kr] en position intervocalique s’étant normalement réduit à [r] (cf. lacrima > AF lairme > FM larme).     

encre est un cas particulier. Le mot vient du latin encaustum, calque du grec ἔγκαυστον. Le mot latin ayant conservé l’accent sur la première syllabe, il en résultait une succession de deux syllabes atones, insupportable en français ; c’est pourquoi la dernière syllabe est tombée (ce cas n’est pas isolé). On a donc obtenu *enquo, puis enque, attesté très tôt en AF. Mais ce [k] intervocalique étant menacé de disparition, il a été « consolidé » par un [r] inorganique. Le cas se présente avec d'autres occlusives comme dans pampre < pampe(ne) < pampinu(m), adapté du grec ἄμπελος, lui aussi proparoxyton. Il y a bien d’autres cas (cf. aussi tertre et dartre, un peu différents il est vrai).

On constate donc l’extrême fragilité des occlusives vélaires, qui se conservent dans un nombre limité de  cas, se transforment radicalement ou disparaissent dans les autres. J’ai donné quelques exemples des transformations de ces occlusives dans le message n° 121, ce qui me dispense d’en dire plus ; aussi bien n'est-ce pas le sujet.
Mais là encore, les emprunts et les calques restitueront de nombreux [k] et [g] dans nos mots, dès le Moyen français, à des places où ils auraient été menacé dès le Haut Moyen-Age.

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Lévine a écrit:

- longu(m) > AF long [lɔ̃ɲk] > FM [lɔ̃] ; germ. burg(u) > AF borc [bork] > FM bourg [buʁ], mais un long été [œ̃lɔ̃kete](1) Bourg-en-Bresse [buʁkɑ̃bʁɛs].

(1) Prononciation traditionnelle, mais on entend bien sûr aussi [œ̃lɔ̃gete] ou même [œ̃lɔ̃ete]..

[œ̃lɔ̃gete] pour moi !

Lévine a écrit:

Le [k] même appuyé, était en effet menacé dans deux cas :
- devant le –s flexionnel du cas sujet singulier et du cas régime pluriel ; au pluriel, par exemple, on disait li arc [ark], mais les ars [ars].

- dans les liaisons avec un mot commençant par une consonne incompatible avec le [k] ; preuve en est le mot béjaune (bec jaune) qui a perdu son [k] final au contact du [ʒ].

L'incompatibilité entre la sourde [k] et la sonore [ʒ] pouvait probablement conduire aussi à la sonorisation de l'une ou à l'assourdissement de l'autre… Peut-être est-on passé par le stade [bɛgʒon] ?

Lévine a écrit:

d) Les groupes [kr] et [kl], [gr] (peu d’exemples) et [gl] persistent en finale féminine s’ils ont l’appui d’un consonne :

Exemples :
- canc(e)re(m) > chancre ; vinc(e)re > vaincre ; avunc(u)lu(m) > oncle ; circ(u)lu(m) > cercle :
- Tungri > Tongres ; ungula > ongle ; buccula >  boucle.

Excusez-moi : je vois mal en quoi consiste cet « appui d'une consonne ».

Lévine a écrit:

Notes :

aigre < acre(m) et maigre < macru(m) sont demi-savants, le groupe [kr] en position intervocalique s’étant normalement réduit à [r] (cf. lacrima > AF lairme > FM larme).     

encre est un cas particulier. Le mot vient du latin encaustum, calque du grec ἔγκαυστον. Le mot latin ayant conservé l’accent sur la première syllabe, il en résultait une succession de deux syllabes atones, insupportable en français ; c’est pourquoi la dernière syllabe est tombée (ce cas n’est pas isolé). On a donc obtenu *enquo, puis enque, attesté très tôt en AF. Mais ce [k] intervocalique étant menacé de disparition, il a été « consolidé » par un [r] inorganique. Le cas se présente avec d'autres occlusives comme dans pampre < pampe(ne) < pampinu(m), adapté du grec ἄμπελος, lui aussi proparoxyton. Il y a bien d’autres cas (cf. aussi tertre et dartre, un peu différents il est vrai).

Très intéressante, cette « consolidation » du [k] par un [r]. Et l'amateur que je suis voit assez bien ce que veut dire « inorganique » en pareil cas !

Merci.

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

125 Dernière modification par Lévine (20-02-2023 15:41:24)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Merci de votre fidélité et de votre lecture attentive.

Chover a écrit:
Lévine a écrit:

- longu(m) > AF long [lɔ̃ɲk] > FM [lɔ̃] ; germ. burg(u) > AF borc [bork] > FM bourg [buʁ], mais un long été [œ̃lɔ̃kete](1) Bourg-en-Bresse [buʁkɑ̃bʁɛs].

(1) Prononciation traditionnelle, mais on entend bien sûr aussi [œ̃lɔ̃gete] ou même [œ̃lɔ̃ete]..

[œ̃lɔ̃gete] pour moi !

Pour moi aussi, c'est même devenu la norme.

Chover a écrit:
Lévine a écrit:

Le [k] même appuyé, était en effet menacé dans deux cas :
- devant le –s flexionnel du cas sujet singulier et du cas régime pluriel ; au pluriel, par exemple, on disait li arc [ark], mais les ars [ars].

- dans les liaisons avec un mot commençant par une consonne incompatible avec le [k] ; preuve en est le mot béjaune (bec jaune) qui a perdu son [k] final au contact du [ʒ].

L'incompatibilité entre la sourde [k] et la sonore [ʒ] pouvait probablement conduire aussi à la sonorisation de l'une ou à l'assourdissement de l'autre… Peut-être est-on passé par le stade [bɛgʒon] ?

Oui, bien sûr.

Chover a écrit:
Lévine a écrit:

d) Les groupes [kr] et [kl], [gr] (peu d’exemples) et [gl] persistent en finale féminine s’ils ont l’appui d’un consonne :

Exemples :
- canc(e)re(m) > chancre ; vinc(e)re > vaincre ; avunc(u)lu(m) > oncle ; circ(u)lu(m) > cercle :
- Tungri > Tongres ; ungula > ongle ; buccula >  boucle.

Excusez-moi : je vois mal en quoi consiste cet « appui d'une consonne ».

Une consonne d'appui est une consonne qui, placée devant ou derrière la consonne ou le groupe consonantique en question, permet leur maintien. Dans la formation première du français, ce sont les consonnes placées devant qui ont joué le plus grand rôle. Souvent ce sont des nasales, comme dans canc(e)re(m), etc... ou un [r], comme dans circ(u)lum, ou encore la consonne elle-même, dans le cas de la gémination, comme dans bucc(u)la. On constate, comme dans ce dernier cas, que la consonne d'appui fait souvent les frais de l'opération (cf. ru(p)ta > route).
L'appui par consonne placée derrière est secondaire, comme dans enque > encre. Je ne l'ai pas dit, mais le [ə] a aussi joué ce rôle. En temps normal, il ne persiste en AF (et de nos jours à l'écrit et dans la métrique classique) que s'il est issu d'un -a final, mais même quand ce n'était pas le cas, il a été maintenu quand il fallait garantir la survie d'un consonne ou d'un groupe finals, par exemple dans librum > libro > livre. La langue a ainsi réagi contre l'érosion qui tendait à réduire à une seule syllabe les étymons dissyllabiques, et même trisyllabiques en cas de syncope. 

Chover a écrit:
Lévine a écrit:

Notes :

aigre < acre(m) et maigre < macru(m) sont demi-savants, le groupe [kr] en position intervocalique s’étant normalement réduit à [r] (cf. lacrima > AF lairme > FM larme).     

encre est un cas particulier. Le mot vient du latin encaustum, calque du grec ἔγκαυστον. Le mot latin ayant conservé l’accent sur la première syllabe, il en résultait une succession de deux syllabes atones, insupportable en français ; c’est pourquoi la dernière syllabe est tombée (ce cas n’est pas isolé). On a donc obtenu *enquo, puis enque, attesté très tôt en AF. Mais ce [k] intervocalique étant menacé de disparition, il a été « consolidé » par un [r] inorganique. Le cas se présente avec d'autres occlusives comme dans pampre < pampe(ne) < pampinu(m), adapté du grec ἄμπελος, lui aussi proparoxyton. Il y a bien d’autres cas (cf. aussi tertre et dartre, un peu différents il est vrai).

Très intéressante, cette « consolidation » du [k] par un [r]. Et l'amateur que je suis voit assez bien ce que veut dire « inorganique » en pareil cas !

Merci.

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

126

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Lévine a écrit:
Chover a écrit:
Lévine a écrit:

d) Les groupes [kr] et [kl], [gr] (peu d’exemples) et [gl] persistent en finale féminine s’ils ont l’appui d’un consonne :

Exemples :
- canc(e)re(m) > chancre ; vinc(e)re > vaincre ; avunc(u)lu(m) > oncle ; circ(u)lu(m) > cercle :
- Tungri > Tongres ; ungula > ongle ; buccula >  boucle.

Excusez-moi : je vois mal en quoi consiste cet « appui d'une consonne ».

Une consonne d'appui est une consonne qui, placée devant ou derrière la consonne ou le groupe consonantique en question, permet leur maintien. Dans la formation première du français, ce sont les consonnes placées devant qui ont joué le plus grand rôle. Souvent ce sont des nasales, comme dans canc(e)re(m)

Merci. Je souhaite m'assurer de ma bonne compréhension : un étymon *cac(e)re(m), sans n, n'aurait donc pas donné *chacre. Mais quoi donc ?

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

127

Re : L'ABC de la phonétique historique française

**cac(e)re(m) aurait donné **chair, comme lacr(i)ma > AF lairme (larme) et sacramentum > AF sairement (serment).

Le groupe [kr] entre voyelles ne se maintient pas : le [k] se résout en un yod qui se combine avec la voyelle précédente

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

128

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Merci, ça y est, j'ai compris !
Je suis bien conscient que mes questions ou mes incompréhensions peuvent paraître naïves.

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Bien au contraire.

Je vais revenir à présent sur les diphtongaisons, faits majeurs en philologie romane.

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

130 Dernière modification par Lévine (05-11-2023 17:42:28)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

NASALISATION ET DÉNASALISATION

I - La nasalisation

1. - C’est un phénomène massif en français d’oïl (et d’oc), puisqu’à l’exception du e central, toutes les voyelles précédant [m], [n] (ou [ɲ]) sont concernées, quel que soit leur degré d’ouverture, qu’elles soient accentuées ou atones. Les diphtongues, de nos jours toutes réduites, se sont également nasalisées ; mais comme leur étude est assez complexe, nous nous contenterons ultérieurement d’un simple résumé.

Ce sont les voyelles dont l’articulation se situe le plus à l’arrière du palais, soit [a]* et [E] (= [e] et [ɛ]) qui sont les premières concernées. Ensuite vient le [O] (= [o] et [ɔ]) et, beaucoup plus tard, le [i ] et le [y].

Le processus, dont la durée est assez rapide, est achevé avant la première moitié du XIème pour [a] et [E], après la seconde moitié du XIIème pour [O], dans le courant du XIIIème pour le [i ] et dans le courant du XIVème pour le [y] (les datations sont empruntées à Gaston Zink, Phonétique historique du français, éd. PUF).

* La distinction entre [a] et [ɑ], en admettant qu’elle ait existé, est inopérante en ancien français.

2. - Mécanisme de la nasalisation.

- 1ère phase : Par anticipation sur l’articulation de la consonne nasale, une partie de chenal expiratoire de la voyelle emprunte les fosses nasales, donnant à celle-ci une « coloration » caractéristique.

- 2ème phase : Une fois l’articulation des voyelles nasales stabilisée, celles-ci tendent à s’ouvrir, produisant une remontée générale des timbres vers l’arrière du palais. La prononciation moderne est dès lors en place, à ceci près que la consonne nasale reste prononcée durant toute la période de l’ancien français, et même au-delà. C’est pourquoi nous la faisons systématiquement figurer dans le tableau qui suit.   

3. - Tableau des évolutions.

Notes importantes :

- L’ancien français formant un grand ensemble de dialectes et de variantes locales, l’état de langue pris comme référence est celui qui explique directement les formations du français moderne standard hors dérivations savantes ou emprunts. Comme nous ne connaissons cet état ancien de notre langue que par l’écrit, les prononciations données entre crochets sont toujours des reconstitutions, bien que les assonances des chansons de geste permettent une quasi-certitude dans bien des cas.

- Dans les étymons latins, ne sont envisagés que les cas où la voyelle est soit atone, soit tonique en situation d’entrave. On sait en effet que les voyelles toniques autre que [ī] et [ū] > [y] en syllabes libres subissent une diphtongaison bien avant la nasalisation (diphtongaisons romanes ou françaises).

a) [a] + cons. nasale > [ãn] qui demeure, le [ã] ne pouvant s’ouvrir plus.

b) [ɛ] (>) [e]* + cons. nasale > [ɛ̃n] ou [ẽn] > [ãn].

C’est donc dès le XIème siècle que les deux voyelles d’un mot comme enfant < ĭnfantem** se sont confondues ; toutefois, l’orthographe ancienne sera généralement maintenue.

* Dès le VIème siècle, les voyelles [ɛ] et [ɔ] se sont fermées devant une consonne nasale, sans qu’on puisse à ce stade parler de nasalisation, c’est pourquoi je n’insiste pas.

** Le [ĭ] se confond avec le [ē] en préroman, les deux sons ayant pris le timbre [e].

c) [ɔ] (>) [o] + cons. nasale > [ɔ̃n] ou [õn] > [ɔ̃n].

d) [i ] + cons. nasale > [ĩn] > [ɛ̃n].

e) [y] + cons. nasale > [ø̃n] > [œ̃n].

Très tôt, semble-t-il, [œ̃] tend à se confondre avec [ɛ̃], et on sait que de nos jours, le mot un est la plupart du temps prononcé [ɛ̃].

On remarquera que les sons [ẽ], [õ], [ĩ] et [ø̃] ont disparu de nos jours (sauf partiellement, pour le premier, en provençal). Même en tenant compte d’une théorisation peut-être un peu excessive touchant les deux derniers sons, on constatera que la palette sonore était plus riche en ancien français qu’en français moderne.

4. - Exemples.

- La quantité des voyelles latines n’est notée que si nécessaire. L’accent tonique est en gras.

- Nous ne reconstituons pas tous les intermédiaires (se reporter au tableau). La dernière forme, toujours attestée, est celle de l’époque de l’ancien français ou du moyen français où le timbre nasal résultant est devenue stable, et bien sûr avant la dénasalisation ; les formes attestées (médiévale « standard » et moderne) sont entre parenthèses. Seule cette dernière est portée si l’orthographe n’a pas changé.

a) annu(m) > [ãn] (an) ; san(i)tate(m) > [sãnte] (santé) ; campu(m) > [ʧãmp] > [ʃãmp] (champ) ; agnellum > [ãɲel]* (agnel) (agneau).

*Le groupe latin [gn] aboutit à [ɲ] dès le latin vulgaire.

b) vēnd(e)re > [vẽndrə] > [vãndrə] (vendre) ; tĕmpus > [tẽns] > [tãns] (tens) (temps) ; subĭnde* > [sovẽnt] > [sovãnt] (sovent) (souvent) ; sĭngulare(m) > [sẽngler] ([sẽɳler] ?) > [sãngler] (sengler) (sanglier).

* Voir plus haut pour le statu du [ĭ] latin.

c) latrōne(m) > [larrɔ̃n] (larron) ; hŏmine(m) > [ɔ̃m(n)ə] (omme)  (homme) ; rŭmp(e)re* > [rõmprə] > [rɔ̃mpr(ə] (rompre) ; fŏntana >  [fɔ̃ntenə] (fontaine).

* Le [ŭ] se confond avec le [ō] en préroman, les deux sons prenant désormais le timbre [o].

d) vīnum > [vĩn] > [vɛ̃n] (vin) ; līnteŏlu(m) > [lĩnsøl] (linsuel) > [lɛ̃nsœl]  (linceul).

e) ūnum > yn > ø̃n > œ̃n (un).

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131

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Lu attentivement. Mais au moins une deuxième lecture m'est nécessaire. Quoi qu'il en soit, merci, Lévine.

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

132 Dernière modification par Lévine (05-11-2023 17:41:24)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Merci ! J'ai essayé de faire au plus simple, et ce n'est pas facile. Pour mon information personnelle (et uniquement pour cela), vous voudrez bien me dire ce qui vous a arrêté lors de votre première lecture.

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133 Dernière modification par Lévine (05-11-2023 22:27:07)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Appendice : LE GRAND BOULEVERSEMENT VOCALIQUE.

En latin classique, seule la quantité différencie les voyelles. Les différences de timbres existent sans doute, mais elles ne sont pas pertinentes au sens linguistique du terme.

En le latin impérial vulgaire (Ier-Vème siècle), la différenciation par la quantité disparaît au profit d'une différenciation par le timbre.

Par ailleurs, du fait de leur proximité articulatoire, certaines anciennes voyelles vont confondre leur timbre, ce qui va amener une distribution du système vocalique profondément différente de celle du latin classique. On appelle cette redistribution le grand bouleversement vocalique (GBV).

Les langues romanes ont hérité de ce système, à l'exception notable du sarde et, pour deux timbres seulement, du roumain. Par contre, aucune langue de la Romania n'a conservé les quantités antiques.

On a donc le tableau suivant (à gauche, la latin classique, à droite, le latin vulgaire tardif) :

- [ā] ou [ă] > [a]
- [ē] = [ĭ] > [e]
- [ĕ] > [ɛ]
- [ī] > [i ]
- [ō] = [ŭ] > [o]
- [ū] > [u ] (et plus tard [y] en français).

On ne s'étonnera donc pas que le [ē] de tēla > toile ait eu le même traitement que le [ĭ] de pĭlum > poil, ni que le [ō] de mōla > (meule) ait eu le même traitement que le [ŭ] de gŭla > gueule, alors que venīre a donné venir et mūrum mur.

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Lévine a écrit:

On ne s'étonnera donc pas que le [ē] de tēla > toile ait eu le même traitement que le [ĭ] de pĭlum > poil, ni que le [ō] de mōla > (meule) ait eu le même traitement que le [ŭ] de gŭla > gueule, alors que venīre a donné venir et mūrum mur.

Petite remarque : mōla > [møl] et non [mœl], alors que gŭla > [gœl] et même [gul] dans l'Ouest.
D'une façon générale, il faudrait étudier les différents traitements dialectaux des voyelles latines, le français standard ne représentant qu'une petite partie de la phonétique historique.

Caesarem legato alacrem, ille portavit assumpti Brutus.

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Lévine a écrit:

Merci ! J'ai essayé de faire au plus simple, et ce n'est pas facile. Pour mon information personnelle (et uniquement pour cela), vous voudrez bien me dire ce qui vous a arrêté lors de votre première lecture.

Le texte me demande une grande concentration. Et j'ai sans cesse besoin de prononcer les mots du latin tardif et du français ancien, ce que je n'ai pas toujours fait lors de ma première lecture. Par ailleurs, la notion de consonne nasale m'a plus particulièrement questionné : après la seconde lecture, que je viens de faire, j'ai prononcé « mama » et « nana » en me bouchant le nez… pour constater qu'effectivement les sons consonantiques qui en résultaient différaient de leur réalisation nez ouvert !

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

136 Dernière modification par Lévine (07-11-2023 21:15:08)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Alco a écrit:
Lévine a écrit:

On ne s'étonnera donc pas que le [ē] de tēla > toile ait eu le même traitement que le [ĭ] de pĭlum > poil, ni que le [ō] de mōla > (meule) ait eu le même traitement que le [ŭ] de gŭla > gueule, alors que venīre a donné venir et mūrum mur.

Petite remarque : mōla > [møl] et non [mœl], alors que gŭla > [gœl] et même [gul] dans l'Ouest.
D'une façon générale, il faudrait étudier les différents traitements dialectaux des voyelles latines, le français standard ne représentant qu'une petite partie de la phonétique historique.

1° Je n'aurais pas du prendre *mōla en exemple, vu qu'il comporte un o bref !
Mais cela ne change rien, vu que le ō et le ŏ toniques libres aboutissent au même résultat en français, quoique par des voies différentes. Prenons donc le mot fleur à la place < flōre(m)

2° Quant à la prononciation [møl], c'est une exception à la loi de position (comme heureuse, par exemple),  qui n'infirme en rien le GBV que j'ai signalé. Fouché l'attribue à une influence picarde. Mais c'est de toute façon un phénomène "moderne" (XVIIIème).

3° Je ne fais que rarement allusion aux dialectes vu que je ne suis ni dialectologue, ni chercheur...
Seuls le picard et l'anglo-normand sont vraiment importants pour l'étude des textes littéraires.

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Chover a écrit:
Lévine a écrit:

Merci ! J'ai essayé de faire au plus simple, et ce n'est pas facile. Pour mon information personnelle (et uniquement pour cela), vous voudrez bien me dire ce qui vous a arrêté lors de votre première lecture.

Le texte me demande une grande concentration. Et j'ai sans cesse besoin de prononcer les mots du latin tardif et du français ancien, ce que je n'ai pas toujours fait lors de ma première lecture. Par ailleurs, la notion de consonne nasale m'a plus particulièrement questionné : après la seconde lecture, que je viens de faire, j'ai prononcé « mama » et « nana » en me bouchant le nez… pour constater qu'effectivement les sons consonantiques qui en résultaient différaient de leur réalisation nez ouvert !

Sans la nasalité, le [m] devient [b ] : leur point commun, c'est l'articulation bilabiale (entre les deux lèvres), et le [n] devient [d] ; leur point commun, c'est l'articulation apico-dentale (pointe de la dent sur la alvéoles dentaires). Par ailleurs, toutes sont des consonnes sonores. Leur équivalent sourd (et non nasalisé), c'est [p] et [t].

C'est comme cela qu'on explique l'épenthèse dans nombre et dans tendre, par exemple. Ni le [b ] ni le [d] de ces mots ne sont étymologiques (num(e)ru(m) et ten(e)ru(m)). Ce sont les nasales qui ont dégagé une occlusive de même articulation qu'elles pour faciliter l'articulation et mieux déterminer la frontière syntaxique à une époque où le e final est encore prononcé.

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Merci, Lévine, j'ai l'impression de progresser !

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Lévine a écrit:

d) [i ] + cons. nasale > [ĩn] > [ɛ̃n].

e) [y] + cons. nasale > [ø̃n] > [œ̃n].

...

On remarquera que les sons [ẽ], [õ], [ĩ] et [ø̃] ont disparu de nos jours

J'ai un peu de mal à imaginer à quoi pouvait ressembler [y] nasalisé - enfin, j'essaie de prononcer et cela donne quelque chose d'assez drôle. Et je ne comprends pas vraiment ce passage [y] -> [ø̃]?

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Merci de votre remarque.

Oui, le [y] nasalisé serait difficile à concevoir, ou en tout cas peu audible. C'est pourquoi je n'ai pas posé [ỹ], mais [ø̃], vu que dès sa création, ce son s'est manifestement ouvert. Si l'on considère sa date tardive d'apparition, on peut même supposer qu'il est directement passé à [œ̃]. Vous remarquerez à ce sujet que j'ai parlé de "théorisation peut-être excessive" en ce qui concerne la nasalisation de [i ] et de [y].

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

II La dénasalisation des voyelles simples.

Disons tout de suite qu’il s’agit d’une dénasalisation partielle, puisque nous avons conservé les voyelles nasales [ã], [ɔ̃], [ɛ̃] et [œ̃] (les deux dernières souvent confondues).

Vers la fin du XVIème siècle, on s’accommode de plus en plus mal de la succession de deux sons nasaux, ce qui fait qu’une dissimilation va s’opérer jusqu’à la période classique.

1. – En syllabe fermée*, c’est la consonne qui va faire les frais de cette dissimilation par suite de sa nature implosive** qui la rend moins audible, tout particulièrement en finale absolue du mot. Quant à la voyelle, elle conserve sa nasalité.

*Une syllabe fermée est une syllabe terminée par une consonne prononcée. Ex : [ac] dans hamac ou dans action (ac-tion).

**La consonne occlusive qui ferme la syllabe est dite implosive, car son « explosion » est en quelque sorte contenue par la fin du mot ou la consonne qui la suit, elle est donc plus faible (comparez les [p] de pas et de cap). Dans le cas qui nous occupe, c’est évidemment la consonne nasale qui ferme la syllabe et qui de ce fait est appelée à disparaître.

Exemples :

a) [ãn] > [ã(n)] > [ã] (an) ;
b) [tãns] > [tã(n)(s)] [tã] (temps) ; [ãnfãnt] > [ã(n)fã(n)(t)] > [ãfã] (enfant)
c) [bɔ̃n] > [bɔ̃(n)] > [bɔ̃] (bon)
d) [lɛ̃(n)sœl] > [lɛ̃sœl] (linceul)
e) [œ̃n] > [œ̃(n)] > [œ̃] (un).

La disparition de la consonne nasale entraîne un allongement « compensatoire » de la voyelle nasale, mais on sait que les allongements de voyelles ne constituent pas un trait linguistiquement pertinent en français.

2. – En syllabe ouverte*, la consonne nasale se maintient du fait qu’elle est explosive** ; c’est alors la voyelle nasale qui se dissimile : [ã] passe à [A] ou [E] (v. supra), [ɔ̃] à [ɔ], [ɛ̃] à [i ] et [œ̃] à [y].

* Une syllabe ouverte se termine par une voyelle. Ex : a- dans a-ler-ter ; ba- dans ba-gag(e) (alors que gag(e) est fermée en français moderne).

**une voyelle explosive ouvre une syllabe (la syllabe suivante en l’occurrence), elle est donc plus forte. Attention à un mot comme honneur dont la découpe syllabique est hon-neur à l’écrit, mais [ɔ-nœr] (anciennement [ɔ̃-nœr] à l’oral) ; la première syllabe est donc bien ouverte, ce qui explique la dénasalisation.

Note importante : le e moyen final, longtemps prononcé, même faiblement, détermine une syllabe lors de la dénasalisation. Au moment de la dénasalisation, le féminin bonne comptait donc deux syllabes, dont la première était ouverte.

Exemples commentés :

a) [ã] (an), mais [ane] (année).

Le retour à [a] de la nasale [ã] est un fait attendu. C’est à cette époque que vont se différencier les deux « a », suivant la longueur de la voyelle (comparez âme < [ã(n)mə] et année). Je n’insiste pas.

b) [prydãn(t)s] (prudent), mais [prydã(n)(t)(e)mãn(t)] > [prydamã] (prudemment).   

La dénasalisation du [ã] issu de [ẽn] > [ãn] est plus complexe. Elle aboutit normalement à [a] dans la langue « vulgaire », comme dans notre exemple, mais dès le moyen français, la langue savante tient à distinguer – dans  la prononciation et l’orthographe – les mots en « en » de ceux en « an ». Au siècle classique, Malherbe trouve que « grand et prend riment comme four et moulin ». Sans doute dans certaines régions, l’ouverture de [ẽn] n’avait-elle pas dû s'effectuer complètement, mais il y a surtout là une réaction étymologique. Cette situation a provoqué certains flottements, comme en témoignent des doublets comme banne et benne, issus de *benna, ainsi que des anomalies orthographiques, comme dans les finales d’adverbes (cf. notre exemple) et dans le cas bien connu du mot femme < fēm(i)na (prononcé [fãmə] en ancien français, mais graphié indistinctement fame, feme, fenne, femme suivant les époques et les scribes. Quant au [E] initial atone, il se justifie, plus systématiquement cette fois, par l’ouverture incomplète de [ẽ] qu'on vient de citer, d’où des formes comme  ennemi (< ĭnimicus, AF annemi/ennemi) ou venons < venimus. Comparez aussi femme et femelle < *fēmella, dans lequel l’accent tonique n’est plus sur la première syllabe.

c) [bɔ̃] (bon), mais [bɔn] (bonne) 

Le passage de [ɔ̃] à [ɔ] est attendu du simple fait de la loi de position, mais on observe aussi une dissimilation en [u ] (variante de l’ancien ancien [o]) signalée par Vaugelas (houme et Roume en face de homme et Rome (signalés par Bourciez)).

Certains monosyllabes terminés par -on se dénasalisent du fait qu’ils font corps avec le mot suivant (on dit qu’ils sont proclitiques) ; si ce mot commence par une voyelle, l’ancienne consonne nasale reparaît puisqu’elle se trouve à présent en ouverture de syllabe. On a ainsi mon ami (mo-na-mi], un bon appétit [bo-na-pe-ti-], etc...

d) [pɛ̃], mais [pin] (pine)
e) [œ̃], mais [ynə] > [yn(ə)] > [yn] en FM (une)

On attendait logiquement [ɛ] en face de [i ] et [œ] en face de [y], toujours du fait de l’ouverture des voyelles nasales. C’est bien ce qu’on a dans beaucoup de dialectes (Fouché cite voizène en face de voisine, farène en face de farine, épène en face d’épine dans les dialectes de l’Ouest, eune en face de une en picard), mais on sait que la langue littéraire a fait prévaloir le [i ] ou le [y] dans tous ces mots. En fait, il semblerait que ces deux voyelles se soient très tardivement nasalisées en français « central », et peut-être incomplètement (on trouve d’ailleurs rarement les orthographes -inne ou -unne, ce qui est un signe). Une dénasalisation rapide s’en est suivie, qui fait qu’on est tout naturellement revenu au timbre des voyelles avant leur nasalisation. Dès lors, les grammairiens vont blâmer les prononciations [ɛ] et [œ], jugées « vulgaires ». Jusqu’au milieu du XVIIème siècle, la haute société s’efforcera même de maintenir la nasalisation (cf. la méprise de Martine dans les Femmes Savantes).


Notons que cette dénasalisation partielle a concouru à doter d’une marque distinctive forte l’opposition du masculin et du féminin de certains noms ou adjectifs. On a ainsi paysan/paysanne ; bon/bonne, voisin/voisine, brun/brune, etc… Cette opposition s’est avérée productive, au moins pour la série [a]/[an], sur le modèle de paysan/paysanne, avec l’apparition des couples sultan/sultane, médian/médiane, artisan/artisane, etc..., dans lesquels le féminin a été formé longtemps après le masculin, bien après la nasalisation en tout cas, ce qui explique leur orthographe sans double n.

D‘autres langues possèdent des voyelles nasales, comme le portugais et le polonais, mais, à la différence du français, la consonne nasale reste toujours prononcée, même faiblement. Le nom du fameux leader polonais Lech Wałęsa se prononce : [lɛx vawɛ̃nsa].

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Merci beaucoup, Lévine. J'apprends avec grand étonnement la prononciation [lɛx vawɛ̃nsa] de Lech Wałęsa. Les Polonais en entendant la prononciation française habituelle doivent tomber des nues.

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Oui, ce L barré polonais se prononce w, et les Français prononçaient tout aussi mal le nom du pape Jean Paul II, Karol Józef Wojtyła  [ˈka.ɾɔl ˈju.zεf vɔi̯.ˈtɨ.wa].

Caesarem legato alacrem, ille portavit assumpti Brutus.

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Les tentatives de prononcer Wojtyła à peu près en conformité avec l'original étaient parfois proches de la vérité, me semble-t-il. Il n'en va pas de même pour la prononciation [vawɛ̃nsa] de Wałęsa, dont la deuxième syllabe, en particulier, m'étonne beaucoup, non pas à cause de son ł mais du fait de son ę donnant [ɛ̃n].

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Le [w] polonais représente le stade ultime (et moderne) de l'évolution du l dur slave [ɫ], présent en russe dans des mots comme ложь [ɫɔʃ’] (mensonge).
Cet exemple illustre bien la différence qui existe entre un phonème et sa réalisation sonore, car bien que prononcé [w], il s'agit bel et bien du phonème /l/.
Le l dur russe s'articule en plaçant la langue sur les alvéoles et en l'arrondissant en forme de cuillère, un peu comme dans le fameux "C'est un scandâââle !" de G. Marchais.

Chover, il ne faut pas vous étonner du fait que la nasale polonaise soit graphiée  ę ; la graphie n'est qu'une convention. Nous, nous avons un digramme pour noter la nasale, le polonais utilise un signe diacritique.
L'autre nasale se note ą, dans przegląd [pʃɛglɔ̃nt] (revue) (dans ce mot, le l n'est pas dur, il se prononce un peu comme en français).

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146 Dernière modification par Chover (17-11-2023 11:12:34)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Lévine a écrit:

Chover, il ne faut pas vous étonner du fait que la nasale polonaise soit graphiée Lech Wałęsa; la graphie n'est qu'une convention.

Vous avez raison de le rappeler. Mais lorsque Lech Wałęsa s'est fait connaître, je n'avais aucun a priori envers la prononciation de son nom. Ce que j'ai voulu dire, c'est mon étonnement d'hier à constater que je n'avais jamais entendu un journaliste tenter une prononciation rendant compte de la réalité de ce ę. Me permettrez-vous de renoncer un instant à l'API pour tenter un peu humoristiquement, à propos du patronyme du syndicaliste, une graphie proche des habitudes de notre langue ? Va-ouin-nsa !

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

147 Dernière modification par Lévine (16-11-2023 18:37:45)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Vous avez une prononciation synthétique, mais correcte, ici :

https://pl.wikipedia.org/wiki/Lech_Wa%C5%82%C4%99sa

(Cliquez sur le nom en gras qui ouvre le premier paragraphe)

Le russe translittère assez bien : Лех Валенса

_________________________

Question :

Pourquoi n'ai-je pas parlé des mots en "ain", "ein", "oin", "uin" (plaindre - plein - point - juin) ?

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Re : L'ABC de la phonétique historique française

Merci.
• Sous votre lien, j'entends [lɛʃ] pour le prénom, à peu près comme en français, si bien que [lɛx], que vous proposez, m'étonne (Le nom du fameux leader polonais Lech Wałęsa se prononce : [lɛx vawɛ̃nsa]).
• La nasale dans les mots en "ain", "ein", "oin", "uin" n'est-elle pas plus récente que celles dont vous avez parlé ? Ne sont-ils pas moins concernés par les dénasalisations ?

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement… (Nicolas BOILEAU). Si possible !

Re : L'ABC de la phonétique historique française

Chover a écrit:

Merci.
• Sous votre lien, j'entends [lɛʃ] pour le prénom, à peu près comme en français, si bien que [lɛx], que vous proposez, m'étonne

Vous m'étonnez, 'chover', la prononciation que j'entends sous le lien est bien clairement  [lɛx] et non [lɛʃ].

150 Dernière modification par Lévine (17-11-2023 16:42:43)

Re : L'ABC de la phonétique historique française

C'est bien le phonème /x/, mais il existe toute une gamme de réalisations de ce phonème suivant son environnement (cf. le "ch" de Buch et celui de ich, souvent évoqué ; idem en russe, en grec (moderne))... Ici, on doit indiscutablement le transcrire [x].

Le [ʃ] s'écrit "sz", comme dans le nom du compositeur Karol Szymanowski.

_______________

Si l'on prend main et manuel, plein et pleine, point et poigne, on constate que la dénasalisation est totale dans le second membre des binômes.
Ce n'est pas ainsi que ces formations se distinguent de celles dont on a parlé.

La graphie peut vous mettre sur la voie...

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