Vilification,, cher Bookish Prat ? « Calomnie », « diffamation », vraiment ? Les divergences parfois un peu vives entre ceux que vous appelez des co-forumistes sont pour moi la vie même du forum. Elles montrent que nous ne parlons pas pour ne rien dire.
A propos de la question spécifique que vous soulevez, voici quelques points. Je tâcherai de faire aussi court que possible.
Concernant le Petit Robert : je ne sais pourquoi vous le rendez responsable d’une étymologie que vous jugez contestable. Son premier auteur, Alain Rey, était à l’époque un lexicographe hors pair, qui a su créer un dictionnaire portable exceptionnel. C’était il y a une quarantaine d’années, et la routine s’est insidieusement installée. Il y a dans l’équipe du Robert, que je connais un peu, des gens excellemment formés ; ils (ou elles) ont peu d’influence sur la grosse machine éditoriale que c’est devenu.
De même que pour le Dictionnaire historique d’Alain Rey, quasiment toutes les données historiques et étymologiques du Petit Robert proviennent du TLF ou, plus lointainement, du FEW. Il n’y a pas de chercheurs, dans le sens scientifique ou universitaire, chez Robert ; ou s’il y en a, ils ne cherchent plus. Si vous voulez citer une étymologie admise, référez-vous donc au TLF. Il est en ligne, et ses notices diachroniques (=historiques, étymologiques), bien qu’elles ne constituent pas sa raison d’être, ont une valeur certaine qui va même en s’améliorant de volume en volume.
Comme tout savoir, l’étymologie n’a rien de définitif ou d’immuable. Elle procède par hypothèses. Personne n’était là au moment où il fallait pour dire « Ah ah ! tripalium « instrument de torture » est en train de se transformer en travail ! ». De toute façon, ce moment même n’a jamais existé. Mais il y a d’autres indices qui appuient très fortement cette transformation, a priori invraisemblable pour tout être doué de gros bon sens. Peut-être viendra-t-il un jour un savant qui proposera une origine différente au mot travail, à l’aide d’un nouveau raisonnement et en tenant compte des textes et des contextes, des conditions historiques et géographiques, de l’évolution phonétique, etc. Si ses preuves sont jugées meilleures et plus convaincantes que les précédentes, les notices des dictionnaires changeront (peu à peu, car il y a toujours de l’inertie dans le processus).
Vous contestez l’étymologie du PR (=du TLF, =du FEW, = ?) pour le mot rupin. Avec des arguments textuels, contextuels, historiques, géographiques, phonétiques ? Non. Vous procédez par analogie. Rupin ressemble au mot rom (rrom), d’origine sanskrite, qui signifie « argent ». Voilà votre preuve. Pure analogie, et rien d’autre. Avec un argument de ce genre, je prouverai que la Lune est un fromage, jaune et sphérique, une grosse boule de gouda tournicotant dans le ciel.
L’hypothèse n’est pas nouvelle. Le Dictionnaire historique des argots français d’Esnault (1965) écrit à propos de rupin : « La présence de rup-, noble, puis riche, en divers argots (des Balkans au Portugal) suggère le romani [corrigé : j'avais écrit romain !] roup, rup, argent (métal), mais, en romani, ni la richesse ni la noblesse ne sont liées à ce mot. » En français, la noblesse est dénotée dès l’origine, mais certainement pas la richesse, du moins au 17e siècle quand ce mot apparaît dans la langue argotique et qu’un texte de 1630 parle de « pauvreté rupine », ce qui serait de nos jours un oxymore. Esnault cite donc le mot rom, mais plutôt pour l’écarter. Il est envisageable (je n’étais pas dans leur secret) que les rédacteurs du TLF l’auront suivi. Un dictionnaire n’est d’ailleurs pas le lieu pour proposer une foule de suppositions diverses, qui seront mieux examinées dans un article spécialisé.
L’influence du rom sur l’argot français contemporain est incontestable. Mais elle s’est surtout manifestée au vingtième siècle. Qu’en était-il aux environs de 1600, quand rupin apparaît dans les deux premiers textes argotiques d’une certaine importance (sans compter les ballades villonesques) en 1596 et 1628 ? Pour moi, je n’en sais rien. Si vous le savez, dites-le nous. Il faudrait connaître les rapports entre les Tsiganes et les gueux français d’alors : formaient-ils des groupes séparés ? Y avait-il, au contraire d’aujourd’hui, une interpénétration profonde entre les deux communautés ? Quand Pechon de Ruby, l’auteur de 1596, écrit la Vie généreuse des gueux, mercelots et bohémiens, ce dernier terme désigne-t-il véritablement les Tsiganes, et en a-t-il une expérience personnelle ? Est-il prouvé que d’autres mots d’origine rom ont été introduits en français à l’époque ? Et cetera. Toutes questions dont ne s’est nullement préoccupée Alice Becker-Ho, auteur illuminé d’un petit livre absurde, Les Princes du jargon, sur les sources présumées rom de l’argot français (je le cite pour qu’on ne le lise pas !...).
Je le répète, je ne suis nullement spécialisé dans l’étymologie. Elle m’intéresse, mais, sauf dans des cas précis où j’aurais de vrais arguments à apporter et une hypothèse plausible à fournir, je peux personnellement mettre en doute certaines de ses données, mais je ne me risquerais pas à les contester ouvertement, et encore moins à les qualifier d’âneries. Les (bons) dictionnaires ont raison, jusqu’à preuve du contraire. Il ne sert à rien d’essayer de tout y casser, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Vous m'avez fait travailler, cher Bookish Prat. J'ai mis plus d'une heure à rédiger ceci. J'espère que ce n'est pas du temps perdu.