Curieux texte :
LA BANDE A PAPA
Un titre de vaudeville, et c'est un drame, mais un drame mêlé de farces, comme on les aimait autrefois et comme la mode en reviendra quelque jour.
M. de Chily, qui fut un si extraordinaire directeur de théâtre, disait à Auguste Maquet :
— Un crime où il y aurait de la gaieté, voilà ce que je voudrais.
Mais ça y est nous le tenons. C'est le crime de la bande à Papa, dont vous trouverez le récit dans le Matin et qui se juge en cour d'assises de Chaumont.
C'est le drame que demandait M. de Chily, et c'est aussi le progrès, qui doit être accepté tout entier, comme la Révolution, comme le bloc.
Je sais de bons esprits un peu réactionnaires qui regrettent doucement le temps des diligences que pillaient si crânement les brigands d'opéra comique. Mais tout se modifie, tout change et tout passe. Il n'y avait plus de pataches sur les routes ; il à bien fallu monter dans le train : on s'est fait cambrioleur. Et le cambriolage est comme tout le reste, comme la science, comme la politique ; ce n'est plus le vol de l'ancien temps. Vautrin ? Mais Vautrin serait tout à fait démodé aujourd'hui, avec ses tirades grandiloquentes sur la société, sur Paris, sur la bourgeoisie possédante et sur l'argent d'autrui. On parle d'une reprise de la pièce à l'Odéon : c’est vous dire si c'est vieux jeu ! Non — le voleur bien moderne, c'est M. de Rastignac, et celui-là, vous le trouverez partout.
Il était assis, l'autre jour, à la place de M. Caze de Berzieux (1) sur le banc de la cour d'assises, Rastignac un peu vieilli peut-être, mais toujours élégant et devenu « rosse », comme tout le monde. Il s'est essayé dans les lettres et dans les affaires, dans les petits théâtres et avec les petites femmes. Il est bachelier ? La bonne blague ! Ah ! que M. Jules Lemaître a raison : les bacheliers n'ont plus rien à faire qu'à pousser les wagons dans les gares ou, si le métier leur paraît trop dur, à cambrioler de compagnie avec la bande à Papa (2), avec Voillard (2), qui a été rédacteur dans un bon journal de province ; avec Meunier(2), qui allait tout justement débuter dans le roman documentaire par un manuel de cambriolage, et avec Delion (2), ce charmant esprit, un peu peintre, un peu poète et artiste en tout, qui est l'auteur d'un livre exquis et assez amer, dans la manière de M. Maurice Barrès, La Vie d'un déclassé.
Voilà le voleur bien moderne et dernier-cri — le cri de la vieille qu'ils étranglaient à Chaumont.
Sans doute, les bourgeois paisibles et imbus de préjugés, fort respectables, d'ailleurs, auront d'abord quelque peine à accepter ce type à la Forain. Il bouleverse toutes les notions acquises : il dépasse Jean Hiroux ; il efface Thomas Vireloque.
Et c'est dommage aussi pour les grands-ducs et pour les petites duchesses dont c'était le plaisir délicieux et dangereux d'aller frôler les criminels dans les bas-fonds de Paris. Dommage, comme tout ce qui n'est plus. Mais on s'y fera. Le voleur perdra quelques sympathies dans le clan romantique et dans les galeries de l'Ambigu ; en revanche, il s'affirmera parmi les modernes décidés à vivre, et le cambriolage deviendra ce qu'il doit être : une profession, que l'amateurisme a trop envahie déjà !
Et puis ces dessous de Paris, ces bas-fonds, ce « là-bas » qui faisait pâlir de terreur les bonnes gens et frissonner d'aise les gens du inonde, tout ce bric-à-brac du crime et ce musée Tussaud de la basse pègre qu'on menait voir aux étrangers de marque, qu'est-ce que c'était vraiment ? Un enfer en toc. Personne n'y croit plus, excepté M. Huysmans (3) qui est un visionnaire et qui aperçoit dans les clairs de lune des décors pour de pièces diaboliques.
Le quartier Saint-Séverin ? Quelques vieilles maisons, un vieil Hôtel-Dieu, la vieille église de Saint-Julien-le-Pauvre, où un prêtre coiffé de la chéchia dit la messe aux marchands de papier d'Arménie. Il y a bien le père Lunette, avec ses pierreuses farouches, ses vagabonds et son poète mais c'est comme un tréteau de Montmartre où la censure a passé. On le fera venir à Londres quelque jour, et le prince de Galles assistera à la représentation. Les voleurs qu'on y rencontre sont des cabots. Tout cela n'est pas bien effrayant, vous en conviendrez, pas plus que le cabaret de la mère Mexico, en face, une vilaine boutique de la rue Galande où, chaque matin, les voleurs à la tire viennent fraternellement partager leur butin. Doux pays !
Le temps est loin où Gamahut chantait la chanson des Blés d'or dans la salle des cadavres au Château-Rouge. On la montre, cette salle, aux visiteurs ébahis, comme on y montre l'ancien notaire qui a fait des faux et qui raconte sa petite histoire aux badauds, telle un monologue de Cadet. Des boniments, vous dis-je ! Les voleurs ne sont plus dans l'enfer de M. Huysmans : ils sont sur le boulevard, au cercle, dans les théâtres, dans les bureaux de rédaction. Ce sont des gens bien mis ; ils sont bacheliers ils ont tâté du roman, de la politique ou du baccarat. Et, pour tout dire, ce sont maintenant des gens comme vous et moi.
Voilà le portrait très exact de messieurs de la bande à Papa.
Seul, le titre de leur compagnie a quelque chose du vieil air, des voleurs d'Eugène Suë et des coquins de l'époque romantique. Au vrai, le cambriolage qu’ils exerçaient avec une certaine cruauté, est en train, tout doucement, de pénétrer dans les mœurs. Entendons-nous. Est-ce que les cambrioleurs ne sont pas partout ? Est-ce que les âmes, les coffres-forts, les secrets d'Etat, les ambassades et les consciences sont bien à l'abri de cambriolages discrets, audacieux et subtils ? On a appelé ça le struggle for life. C'est le mot chic qui désigne une chose tout à fait commune et vulgaire. Nous sommes tous de la bande à Papa. C'est à qui forcera le plus habilement les serrures et les cœurs, en affaires, en politique, en amour.
Nous avons tous sur nous une pince monseigneur.
Victor de Cottens
Quotidien LE MATIN, 30 septembre 1898.
(1) Roger Caze, dit le marquis. Se faisait nommer Caze de Berzieux. Fils du journaliste, poète, écrivain, Robert Caze, mort à 33 ans des suites d’un duel. Chef d’une bande de malfaiteurs accusée de 27 cambriolages. Condamné par la cour d’assises de la Seine, le 9 septembre 1898, à quinze de travaux forcés, à la relégation, et transporté au bagne de Guyane.
Selon Guy Marchal, il se serait évadé deux fois et sa trace perdue après sa deuxième évasion ICI
(2) La bande à Papa (Voillard, dit Papa, Delion, dit Charlot, Meunier, dit Chocolat, Marsille, dit Souris, Désiré, Alice Delhay). Jugée devant la cour d’assises de Chaumont (Haute-Marne) pour l’assassinat de Mme Buré, étranglée le 31 octobre 1897. Eugène Delion, 24ans, est condamné à la peine de mort. Les autres peines : Désiré, vingt ans de travaux forcés, Voillard, quinze ans de travaux forcés (bagne de Guyane), Marsille, trois ans de prison, Delhay et Meunier, deux ans de prison.
Delion est gracié par le président Félix Faure le 28 novembre 1898. Transporté au bagne de Guyane.
(3) La Bièvre et Saint-Séverin est paru en 1898, peu avant cet article. Mais Huysmans avait connu les bouges et bas-fonds du quartier Maubert des années auparavant.