Deuxième trouvaille post-démolition, un article du Figaro de 1911. Comme le précédent, il évoque d'autres cabarets, et la tournée des Grands-Ducs (description particulièrement soignée de cette dernière)...
1911, 8 octobre : Le Figaro
"Feu la « Tournée des Grands Ducs »
La Chronique des tribunaux nous apprend que deux malandrins viennent de s'entendre condamner à quelques années de prison pour avoir copieusement détroussé, et par le plus ingénieux des procédés, un étranger de passage à Paris. Cet étranger, professeur russe, sortait d'une banque où .il venait d'encaisser un nombre respectable de billets bleus. Il fut abordé, sur le boulevard des italiens, par deux individus qui lui demandèrent de leur indiquer le musée Carnavalet.
« Je ne .puis vous renseigner, répondit le professeur, car je suis étranger. »
Réponse incroyable ; Tous les étrangers vraiment dignes de ce nom ne connaissent-ils pas Carnavalet ? 'On se mit tout.de même à causer. Les deux hommes qui ignoraient le musée historique de 1a Ville de Paris se vantaient, par contre, de posséder à fond les curiosités malsaines, de. la capitale et offrirent à leur compagnon de rencontre de le guider dans la« tournée des grands-ducs», ce qui ne pouvait que flatter un simple professeur russe. On amorça l’alléchante excursion par une escale au pays du tendre. Un salon « demi-mondain » du quartier de l'Opéra abrita la première halte. La dernière devait être le banc de la correctionnelle.
Mais je ne puis m'empêcher de songer au professeur russe. Peut-être connait-il enfin Carnavalet, mais à coup sûr il n'a pu faire la tournée des grands-ducs, car la «Tournée des grands-ducs » a vécu, et si nous évoquons aujourd'hui le souvenir de nos courses à travers les bouges, immondes, malodorants, suant le vice et la misère, qui constituaient cette attraction parisienne, c'est sans la moindre mélancolie.
Elle fut fort à la mode il y a quelque vingt ans, cette promenade dont rêvèrent tant de jolies femmes assoiffées d'inconnu et tant d'impeccables « gentlemen ». Il faut d'ailleurs avouer que la «Tournée des grands-ducs (du nom des hauts seigneurs qui en furent sinon les inventeurs, du moins les « lanceurs ») pouvait à juste titre passer pour très curieuse et surtout admirablement maquillée. Tout – ou presque tout - y était préparé, truqué ; et chaque tenancièr de bouge se-transformait en bonisseur dès que la porte malpropre de son établissement s'ouvrait en grinçant devant la « Tournée ». Les « Tourneurs » eux aussi jouaient sans le savoir la comédie… Ceux qui, pour la première fois, effectuaient le vilain voyage, ne manquaient .jamais de se faire remarquer par une tenue ridicule. On les avait. avertis qu'une mise. Négligée était de rigueur mais vraiment ils forçaient la note. Au bal du Vieux-Chêne, rue Mouffetard, un des nôtres, après avoir pris congé d'une dame en cheveux, avec laquelle il venait d'effectuer quelques tours de valse, entendit le cavalier servant de la donzelle - un sinistre voyou - reprocher à son amie la vilaine tenue de son danseur « T'entends bien, grondait-il avec un geste comminatoire, t'entends bien ce que te répète. je te défends eun' fois pour toutes de danser avec un mal mis comme monsieur ! »
Dans son besoin de réalisme, notre camarade n'avait-il pas eu l'idée bizarre d'exagérer le délabrement d'un pantalon de velours de coton, acheté le matin même au carreau des Halles, en en usant le fond sur une pierre d'évier… On n’imagine pas combien ces choses- là suffisent parfois à déparer un homme du monde !
D'ordinaire, l'expédition se développait dans l'ordre suivant : rendez-vous vers onze heures du soir en quelque atelier d'artiste ; cocktails, punchs, cigarettes projets d'études sur le vif, visions d'un monde sous-marin. départ des fiacres, première halte place Saint-Michel, d’où les voitures filaient - pour nous attendre - place Maubert. Nous descendions à pied la rue Galande, pleine de bruit, de chansons et de pochards. Ici, un arrêt, au Château-Rouge.
Le Château-Rouge - plus vulgairement dénommé « la Guillotine », à cause de la clientèle spéciale qui embellissait l'assommoir de sa présence - a depuis longtemps disparu, emporté par la percée de la rue Dante. C'était un abominable tapis franc, installé au numéro 57 dans un vieil hôtel du seizième siècle, vraisemblablement fort somptueux vers 1550, mais qui, en 1890, présentait le plus lamentable spectacle.
Au fond d'une cour, un perron s'ouvrant sur une première pièce qu'encombrait un comptoir de zinc hérissé de fioles, de litres de bouteilles, de siphons, de verres ; derrière le comptoir, mâchant le bout d’un cigare d’un sou, le tenancier du logis, un géant, dont les bras tatoués sortaient d'une chemise de couleur largement retroussée. A portée de sa main, deux nerfs de bœuf « à l'usage de MM. les clients » ; dans le tiroir-caîsse près de la recette, un revolver chargé. Voltigeant autour du mastroquet, à la fois garçons, marchands de vins et gardes-chiourme, trois ou quatre officieux aux biceps d'acier. Le comptoir formait le poste avancé devant lequel devait passer l'armée des sans-le-sou, des vagabonds, des ivrognes et des ivrognesses, empilée dans les salles, campée dans les corridors, vautrée sur les marches des escaliers sordides. Tous ces gars-là tremblaient à la voix tonitruante du mastroquet, et les pires « terreurs » n'osaient crâner sous l'injonction de leur dompteur.
Une odeur abominable s'exhalait des pièces, étroites où s'entassaient des, pochards cuvant leur ivresse ou des miséreux ronflant dans des guenilles crasseuses. De temps en temps, un gredin traqué par la Sûreté venait chercher un refuge dans le clapier. La police ouvrait l'œil. Il nous souvient qu'un soir, au moment où, sortant d'une chambrée remplie de buveurs des deux sexes, nous allions visiter l'étage supérieur, un « artiste », joueur d'harmonica et certainement « observateur », nous arrêta en un coin de corridor sombre pour nous jeter dans l'oreille : « Ne montez pas là-haut, ce soir y a du vilain. »
Le « là-haut » où l'on échangeait des coups de couteau passait pour avoir été jadis la chambre à coucher de Gabrielle d'Estrées ! Oserai-je avouer qu'on 1a désignait alors par cette appellation irrévérencieuse «Le Sénat » ?
Le cabaret du père Lunette, rue des Anglais, à quelques pas de la place Maubert, était la seconde attraction de la promenade. Cette ruelle infecte a disparu emportant l’étrange « débit de vins ». Une gigantesque paire de besicles surplombant la devanture peinte en rouge servait d'enseigne et de réclame à ce bistro célèbre, dont la visite constituait, sans conteste, l'un des clous de la «Tournée » ; je dois ajouter que la mise en scène y était particulièrement soignée… et réussie. La porte poussée, on pénétrait dans une sorte de corridor étroit, bordé à droite par un comptoir, devant lequel la clientèle, très semblable à celle du «Château-Rouge», absorbait debout des mominettes, des demi-setiers, des « trois-, Six '» et du « fil-en-quatre ». En face, eh dessous d'une collection de petits tonneaux décorée de portraits des célébrités parisiennes, Zola, Clemenceau, Jules Ferry, Gambetta, s'étendait un long banç de bois scellé au mur où le beau sexe seul était, par une gracieuse tolérance, admis à venir cuver son ivresse. Au fond, une seconde pièce éclairée par des fenêtres soigneusement grillagées pour éviter toute fuite malséante et, dans cette pièce, trois tables bordées de buveurs et de buveuses plus ou moins ivres, fumant, piaillant, divaguant ou ronflant pendant qu'un guitariste à voix caverneuse « poussait sa romance » appuyé .contre le mur, au-dessous, d'une fresque drolatique sur laquelle se détachaient la tête en fer de toupie d'Henri Rochefort et le front olympien de Victor Hugo, mêlés à des épisodes que la plus élémentaire bienséance nous interdit de décrire.
C'est là que s'attablait la «Tournée des grands-ducs ». Le patron qui savait son monde apportait lui-même les traditionnelles cerises à l'eau-de-vie et dégageait à notre intention un banc ou deux. Aussitôt chacun de nous se voyait entouré, par une horde famélique : vieux vagabonds voûtés, abrutis, aux yeux ronds pleins d'eau; camelots verdâtres se dandinant la cigarette au- bec, déclassés sollicitant une aumône avec des regards mauvais ; poètes faméliques récitant avec emphase des vers imbéciles !
Mais le plus extraordinaire, c'était la clientèle féminine de l’établissement. Tous les échantillons de la dégradation humaine semblaient s'être donné rendez-vous dans cette salle qui sentait le vin, la pipe et l'eau de Javel ; visages ravagés par l'alcool ou la débauche, yeux clignotants, chassieux, bouches édentées quémandant du tabac ou de l'eau-de-vie, corps émaciés par la misère ou la phtisie, mégères massives, tassées dans des camisoles déteintes, bouffies de graisse jaune, sombrées dans l'ivrognerie. Rien n'y manquait et les amateurs de vilains spectacles trouvaient là de quoi rassasier leurs pires curiosités.
Lorsque la tournée se sentait enfin lasse d'avoir respiré l'abominable odeur, écouté des fous et contemplé des ivrognes, les voitures nous conduisaient devant l'église Saint-Médard. De là, nos amateurs gagnaient à pied par la rue Mouffetard le bal du Vieux-Chêne, une salle de danse, remplacée depuis par un lavoir public. Autour de la piste où les danseurs « en suaient une », des tables et des bancs de bois où les habitués et « leurs dames » venaient se rafraîchir. Un joli vin chaud à la cannelle semblait le comble du luxe et, détail caractéristique, les saladiers contenant le dit vin chaud étaient soigneusement vissés à. la lourde table de chêne « à seule fin, expliquait le garçon, qu'on ne se les envoie pas par la figure ». Deux municipaux surveillaient l'aimable sauterie et une sonnerie électrique reliait, par ordre supérieur, le bal du Vieux-Chêne au corps de garde voisin, depuis le soir où un groupe d'apaches avait, en un moment de nervosité, suriné « le cipal » de service.
Mais les plus belles fêtes doivent prendre fin. Vers une heure du matin, la tournée se payait un frisson d'horreur très justifié en parcourant le lacis de méchantes rues comprises entre les Blancs-Manteaux, Saint-Merri et le boulevard Sébastopol. Il se rencontre encore en ce vieux quartier quelques antiques rues « chaudes », demeurées particulièrement effroyables : rue Taillepain, rue Brise-Miche, rue de Venise, rue Beaubourg, rue Aubry-le-Boucher . On passait vite puis la bande s'engouffrait dans l’escalier étroit conduisant aux souterrains enfumés du Caveau des Halles, un cabaret de nuit très fréquenté par les malandrins, les sans-domiciles, les refileurs de comète et aussi les incorrigibles bohèmes noctambules. Là, tout en écoutant quelque chanson ordurière, ou le couplet sentimental qui ne manquait jamais d'amener une larme à l'œil maquillé des gigolettes en cheveux, on se faisait servir des consommations que des voisins obligeants nous rendaient le service d'avaler. Enfin, la nuit joyeuse -- oh ! combien ! s'achevait à « l'Ange Gabriel », un tapis franc de la rue Pirouette, ou la clientèle n'était guère mêlée. C'était le rendez-vous ordinaire des belles de nuit et de leurs dangereux amis qui venaient y avaler des escargots en vidant bouteille. Ce bistro notoire passait pour le « Maxim's » des apaches. Le tenancier avait beau jurer que quelques braves gens faisaient partie de sa clientèle, il suffisait de contempler les visages inquiétants des femmes .et les yeux cruels des hommes pour considérer justement « l'Ange, Gabriel » comme l'un des plus dangereux repaires de Paris.
C'est là cependant que, bercés par les sons enchanteurs d'un harmonica, nous avalions la soupe à l'oignon réparatrice. Parfois la tournée se prolongeait à ce point que l'aube naissante commençait de blanchir les toits métalliques des Halles lorsque nous sortions de « l'Ange Gabriel ». Alors le seul réconfort et le vrai régal était d'acheter aux braves gens déballant des fleurs sur la chaussée voisine, un beau paquet de roses, de muguets ou de lilas, embaumant la campagne et la nature, et de les respirer pieusement en expiation de toutes les vilaines odeurs que nous avions reniflées dans quelques-uns des plus vilains clapiers de Paris !"
Georges Cain
PS Et maintenant, j'ai encore un peu de temps pour me lancer à l'assaut du nouveau jouet-cadeau d'éponymie !