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L'origine du langage

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L'origine du langage

"l’origine des langues n’est pas düe aux prémiers besoins des hommes ; il seroit absurde que de la cause qui les écarte vint le moyen qui les unit. D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la necessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim ni la soif, mais l’amour la haine la pitié la colère qui leur ont arraché les prémiéres voix."
(J.-J. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, chap. II)


La tour de Babel (1563) d'après Pieter Bruegel l'Ancien

La question sur l’origine du langage humain est triple : pourquoi a-t-il été créé, quand, et comment s’est-il développé ? La question du pourquoi et la question du comment sont les questions les plus théoriques ; ainsi, il n’est pas étonnant de constater une grande variété d’opinions et de spéculations dans ces domaines-là. Pour certains, comme Jean-Jacques Rousseau, l’origine du langage et son évolution seraient liées aux passions et à des chants mélodiques ; pour d’autres, la naissance du langage serait conditionnée par un changement dans l’organisation sociale qui aurait rendu necessaire la parole humaine (Dessalles 2000 : 329sqq.). Les théories diverses ont pris une telle ampleur au XIXe siècle que la Société de Linguistique de Paris s’est vu obligée d’exclure officiellement l’origine du langage comme objet de communication dans leurs statuts du 8 mars 1866 :

"La Société n’admet aucune communication concernant, soit l’origine du langage, soit la création d’une langue universelle"

(article 2, dans Bulletin de la Société de Linguistique de Paris 1 (1871), p. III)

La question du quand

Du moins en ce qui concerne la datation de l’apparition de la parole humaine, on tente de recourir à des données empiriques, fournies par l’archéologie. La lignée de l’homme se sépare des primates il y a cinq à dix millions d’années déjà (Hagström 1995 : 24). Vu que les premières écritures apparaissent très tard dans l’histoire et qu’on n’a – évidemment – aucun enregistrement sonore de la parole humaine à la préhistoire, il faut interpréter des indices indirects, et l’interprétation même de ces indices ne fait souvent pas l’unanimité parmi les archéologues et les paléolinguistes (les linguistes qui s’occupent de l’origine du langage).


Source : National Cancer Institute

Le critère le plus fréquemment cité dans les travaux de recherche pour arriver à une datation est la descente du larynx. Ce critère, mis en place par Lieberman et Crelin en 1971 (cf. Coupé 2005: 68), se base sur l’observation que le larynx se trouve plus bas chez l’homme adulte que chez les singes, d’où la conclusion que cet organe (qui contient les cordes vocales) doit avoir été descendu dans l’évolution pour permettre l’articulation du langage, et en revanche, que l’articulation d’un langage complexe ne serait pas possible avec le larynx haut (Coupé 2005: 68sq.). On argumente en plus que les modifications anatomiques subies par le larynx sont de telle grandeur qu’il paraît impossible que sa descente ne soit pas liée au développement du langage. On ne verrait pas pour quelle autre raison le larynx serait descendu au cours de l’évolution sinon pour rendre possible un langage articulé (Johansson 2005 : 80).
Si cette argumentation est juste, quand le larynx est-il descendu ?

Contrairement à ce qu’on a cru autrefois, l’homo sapiens n’est pas la seule espèce avec un larynx descendu: l’homme de Néandertal, qui s’est séparé des autres espèces humaines il y a 500 000 années, l’avait aussi. Cela voudrait dire que la descente serait une évolution commune et que l’apparition du langage primitif se serait donc faite avant la séparation (Johansson 2005 : 78).
Un problème de cette argumentation est le fait que des recherches récentes, en particulier des tests informatiques, semblent indiquer qu’un larynx bas n’est pas strictement nécessaire pour produire un langage articulé (cf. Coupé 2005 : 68sq. et Hublin 2005 : 111). De même, le larynx est effectivement plus haut chez la femme et chez les enfants que chez l’homme adulte. Si la descente du larynx était primordial pour produire du langage, pourquoi “la parole d’un enfant reste tout à fait compréhensible ?” (Carré 2002 : 77). La descente du larynx n’est-elle donc ni un résultat ni une condition de la parole humaine ?

Deux autres critères fréquemment nommés posent également problème, à savoir la mutation génétique et la soi-disante thèse culturelle.
Selon le premier critère, la mutation d’un gène nommé FoxP2 (“gène du langage”) aurait joué un rôle déterminant dans le développement de la parole. On a constaté que si le gène FoxP2 est défectueux chez une personne, cette personne va présenter des troubles du langage (Vernier 2005: 47). D’où la conclusion que ce gène est responsable de l’évolution du langage. Selon des calculs, le gène aurait subi sa mutation définitive il y a 200 000 ans, date prise alors pour le début du langage. Seulement, il paraît difficile d’admettre que l’origine de la parole "se verrait déterminée par quelques mutations d’un petit nombre de gènes." (ibid.)

Finalement, la thèse culturelle veut que le début du langage coïncide avec une explosion de culture et des grandes migrations il y a 40 000 à 30 000 années (l’homo sapiens, venant initialement d’Afrique, s’installe notamment en Europe et en Australie, cf. Dessalles 2000 : 46). Mais cette thèse reste théorique et spéculative. Et même si on admettait que l’origine du langage se soit produite en même temps, cela ne prouverait toujours pas un lien causal entre les deux évènements. En somme, l’objet de la datation crée encore plus de questions que de réponses, et les arguments qui sont échangés et discutés s’appuient toujours sur des correlations anatomiques et culturelles, dont on se demande si elles constituent des liens effectifs au développement de la parole humaine.

La question du comment

La linguistique qui s’occupe du processus de l’évolution du langage est à la fois un sous-champ de la linguistique et une approche interdisciplinaire. Comme le décrit Cory Stade (2009), il y a actuellement deux grands courants qui s’affrontent sur la question du comment de ce processus. La soi-disante vue abrupte regarde le langage moderne comme le résultat d’une mutation génétique individuelle, qui se serait repandu sur toute la communauté humaine ensuite. L’apparition du langage est d’ordre soudain et abrupt dans cette théorie-là. Elle est notamment soutenue par des linguistes comme Noam Chomsky et Derek Bickerton. Bickerton tient pourtant à différencier d’abord un temps de "protolangue", une époche où il y a un langage mais sans syntaxe, et le temps du langage moderne, résultat de cette mutation génétique. Comme nous avons vu plus haut, la thèse de la mutation génétique est à prendre avec précaution.

L’autre grand courant est la vue graduelle : Au lieu de proposer une mutation génétique soudaine, cette théorie soutient que l’évolution du langage, comme tout processus de l’évolution, s’est accomplie avec une longueur considérable, en des étapes graduelles de selection naturelle. L’idée de "selection naturelle" laisse pourtant entrevoir aussi un certain attachement à des idées génétiques. Dans ce courant s’inscrivent des noms comme Steven Pinker, Ray Jackendoff et Sverker Johansson. L’argument avancé par eux est généralement la complexité de la langue : des systèmes phonologiques, morphologiques et syntaxiques ne peuvent pas être le résultat d’un seul évènement, d’une seule mutation, mais doivent être le résultat d’un long développement de plusieurs milliers (?), dizaines de milliers (?) d'années. Les diverses représentations qu’on se fait des stades intermédiaires et leur nombre sont inégaux mais, en général, un protolangage très simple est suivi de stades où les hiérarchies se construisent (phase appelée semilangage dans le jargon de Stade) jusqu’à ce qu’on arrive à un stade avec une syntaxe et des systèmes comme toute langue moderne.

Un dernier mot pour conclure : Il faut ajouter que les théories du processus d’évolution comme les tentatives de datation présupposent implicitement que le langage humain n’est né qu’une seule fois, qu’il ne s’est pas développé simultanément à plusieurs endroits différents. Cela veut dire aussi que toutes les langues qui ont jamais été parlées sur la terre ont une langue-mère commune (idée du monogénisme). Il y a eu des tentatives pour reconstruire des mots de cette langue-mère, en prenant compte des mots existants dans plusieurs grandes familles de langues. Ainsi le linguiste américain Merritt Ruhlen a proposé 27 "racines mondiales" (Ruhlen 2007 : 309sqq.), en juxtaposant par ex. le mot irlandais macc ("fils"), le proto-timéto-birman *māk ("gendre") et le tamil maka ("enfant, jeune d’un animal") pour arriver à un mot "proto-monde" *mako "enfant". Mais comme le dit très bien Coupé (2005 : 173), quand on compare un très grand nombre de langues et qu’on se permet des libertés semantiques comme phonétiques, il est très vraisemblable de trouver toujours des ressemblances qui, simplement, ne sont que le résultat du hasard.

Bibliographie

CARRÉ, René (2002), "Émergence des systèmes phonologiques", Langages 146 (Laks, Bernard et Victorri, Bernard (éds.), L’origine du langage), 70-79.
COUPÉ, Christope (2005), "À la recherche des indices du langage articulé", in: Hombert, Jean-Marie (sous la dir. de), Aux origines des langues et du langage, Paris: Fayard, 64-73.
DESSALLES, Jean-Louis (2000), Aux origines du langage, Paris: Hermès.
HAGSTRÖM, Torkel (1995), "När blev språket mänskligt?", in: Ahlsen, Elisabeth et Allwood, Jens (éds), Språk i fokus, Lund: Studentlitteratur.
HUBLIN, Jean-Jacques (2005), "La langue des premiers hommes", in: Hombert, Jean-Marie (sous la dir. de), Aux origines des langues et du langage, Paris: Fayard, 102-117.
JACKENDOFF, Ray (1999), "Possible stages in the evolution of the language capacity", Trends in Cognitive Sciences 3/7, 272-279.
JOHANSSON, Sverker (2005), Origins of language. Contraints on hypotheses, Amsterdam: Benjamins.
ROUSSEAU, Jean-Jacques [1781], Essai sur l’origine des langues où il est parlé de la mélodie et de l’imitation musicale, Édition, introduction et notes par Charles Porset (1970), Paris: Nizet.
RUHLEN, Merritt (2007), L’origine des langues, Paris: Gallimard.
STADE, Cory (2009), Abrupt versus gradual evolution of language and the case for semilanguage, En ligne ici(approuver les sites).
VERNIER, Philippe (2005), "Évolution du cerveau et emergence du langage", in: Hombert, Jean-Marie (sous la dir. de), Aux origines des langues et du langage, Paris: Fayard, 42-63.
Bulletin de la Société de Linguistique de Paris 1 (1871).