Je ne suis pas directement concernée par la question, mais je sais par expérience qu'une "nation" peut être bilingue. Je reviendrai là dessus.
Une langue ne se fait pas imposer, elle s'impose d'elle même. Puisque l'Anglais l'a pratiquement fait, pourquoi chercher midi à quatorze heure pour raison de susceptibilités linguistiques? Ses trois autres avantages (face à l'Esperanto et autres) sont: qu'il existe déjà dans une forme parfaitement fonctionnelle, qu'il est extrêmement facile à apprendre, et qu'il est utilisé un peu partout dans le monde.
Pour en revenir à la multiplicité des langues. Je suis algérienne, et donc bien placée pour savoir ce qu'elle peut générer. C'est un problème d'une complexité rare, et je ne prétend pas avoir les outils nécessaires pour l'analyser, mais je peux observer. Ces observations pourraient vous être utiles dans le débat qui vous intéresse, tout en gardant à l'esprit les différences historiques et culturelles entre les deux cas.
Les Algériens sont des Berbères qui ont été tour à tour punicisés (ça doit exister ^^), latinisés, arabisés, françisés, re-arabisés, et qui aujourd'hui, grâce à internet, se mettent de plus en plus à l'Anglais. Il est intéressant de noter que dans tout ça, les langues berbères ont subsisté sous une forme ou sous une autre.
Laissons de côté le Lybique, le Punique et le Latin (et peut-être même le Turc). Je vais me concentrer sur la période actuelle, qui survient après une indépendance, et qui est donc une période de transition (à supposer que, parlant de langues, une période puisse ne pas être de transition).
- Dans beaucoup de régions, on parle (mais on n'écrit pas, ou si peu) l'un des dialectes berbères (Kabylie, Aurès et Sahara, trois grands groupes avec des variantes ponctuelles). Le Kabyle est aussi très utilisé à Alger, évidemment.
- Les Algériens parlent majoritairement Arabe. Il y a un Arabe "classique", utilisé dans des domaines officiels: administrations, médias, discours officiels, et enseigné à l'école fondamentale et dans certaines universités. Il y a également un Arabe dialectal, relativement "pur", qui est celui de nos parents, et que l'on retrouve dans les chansons populaires (chaabi, andalous, etc...), plutôt associé aux populations citadines. "pur" entre guillemets, parceque ce qui est parlé aujourd'hui, par les jeunes surtout, est un arabe encore plus métissé (certains diraient abâtardi), où l'on retrouve un peu de berbère (et de turc dans les grandes villes), de Français, d'Espagnol, et d'Anglais. Là encore, il y a des variantes d'une région à l''autre.
- Le Français est largement utilisé par les élites intellectuelles, mais pas seulement. La majorité des Algériens seraient très à l'aise pour communiquer convenablement en France. Le Français est enseigné à l'école comme langue secondaire, et dans certaines universités il est utilisé comme langue principale (ex: médecine, sciences et technologies, architecture, beaux arts)
Le Français est la plus récente (avec l'Anglais) des langues introduites en Algérie. A la différence de l'Anglais, c'est la langue de la puissance coloniale, et souffre donc d'un sévère préjugé négatif dans l'imaginaire collectif. Pour beaucoup, la société est divisée en deux partie: les Francophones (associés à: intellectuels, bougeois, nationalistes frileux, laïques ou "musulmans du dimanche", etc...) et les Arabophones (qui ont eux aussi leurs épithètes, principalement associés à l'islamisme et à un niveau intellectuel supposé moindre).
L'Etat algérien a voulu, symboliquement, éradiquer la langue française au lendemain de l'Indépendance, en ré-important l'Arabe des pays du Moyen-Orient. Cela n'a pas été sans heurts (étant donné que "l'élite" intellectuelle avait été formée à l'école de la République) et c'est un processus encore en cours de réalisation, mais qui commence à donner ses fruits. Des fruits à la fois un peu verts et un peu blets: L'enseignement se fait à l'école et uniquement à l'école, sans le soutient d'un environnement culturel approprié: manque de livres et d'autres productions culturelles propres au pays. Ce qui est importé véhicule des valeurs et des schémas orientaux éloignés de la réalité quotidienne, et ce qui est produit localement traduit imparfaitement le décalage psychologique de la société. Les lycéens sommairement arabisés arrivent dans les universités francophones et se retrouvent désarmés. L'ancienne génération est incapable de remplir (ou même parfois de comprendre) un papier administratif.
Comme beaucoup, je suis persuadée que ce melting pot linguistique, et le problème identitaire qui en découle, est à l'origine de bien des maux de notre société (et je me fais violence pour ne pas utiliser le fameux calembour, usé jusqu'à la corde ^^).
Cependant, ce constat amer de ce côté-ci de la Méditerranée ne doit pas vous désespérer de trouver une solution chez vous. Les conditions sont très différentes. Sans le stigmate associé à la colonisation, et avec une population à haut niveau d'instruction, je ne pense pas que ces problèmes apparaissent. Ajouter à cela que les cultures française et anglaise ne sont pas tellement différentes. De plus, au bilan positif, il faut ajouter que jongler avec les langues a produit des individus qui ont de grandes capacités d'adaptation (ce qui ne rime pas forcément avec intégration). Et dernière chose: le coeur du problème est bien dans le fait les les autorités ont tenté d'imposer une langue ou une autre.