Laurent Lafforgue, mathématicien et chercheur d'élite
LE MONDE | 08.02.05 | 14h52
Le Français, lauréat de la médaille Fields, l'équivalent du prix Nobel, défend une conception exigeante de l'enseignement et dénonce les méfaits du "pédagogisme".
Il aime le vélo, Dostoïevski et Péguy. Il rêvait d'écriture et il est devenu mathématicien hors pair. A 38 ans, célibataire, avec son pull-over et ses lunettes, le professeur Laurent Lafforgue cultive une allure d'éternel bon élève, avec ce sérieux inoxydable du polar invétéré.
Bon élève, il l'a été au-delà de l'imaginable pour l'immense majorité. D'où un respect qui confine à la vénération pour cette école qui lui a tant donné. A contre-courant des théories progressistes, Laurent Lafforgue cultive un traditionalisme ancré dans les conceptions des années 1880, celles de Ferry (Jules), de l'école républicaine pour tous, productrice d'élite et moteur de l'ascenseur social. Lui a profité des deux.
De cette école-là, il a franchi toutes les étapes, atteint tous les sommets. Premier prix du concours général de mathématiques, classes prépa à Louis-le-Grand, premier à Normale-Sup (ENS) de la rue d'Ulm à Paris... Chercheur au CNRS, il obtient en 2002 le couronnement ultime, la médaille Fields, l'équivalent du prix Nobel des maths qui lui donne accès à cette élite des mathématiques françaises dont il redoute la disparition.
"Je ne me considère pas comme particulièrement doué, déclare celui qui occupe l'un des très rares postes de professeur à l'Institut des hautes études scientifiques (IHES) de Bures-sur-Yvette (Essonne). J'ai l'esprit lent..." Ses succès ? "Ils sont dus, avant tout, à des conditions familiales très favorables." Sans fausse modestie, il exprime une conviction profonde, base de sa réflexion sur l'école d'aujourd'hui "qui n'a presque plus rien à voir avec celle d'il y a seulement vingt-cinq ans". L'institution scolaire et la famille vivaient alors en harmonie, mieux, en symbiose. Du moins chez les Lafforgue. Avec un résultat impressionnant.
Ses deux frères, Thomas, 35 ans, et Vincent, 31 ans, ont également fait Normale-Sup. Le puîné décroche, comme Laurent, la première place au concours d'entrée. Aujourd'hui, les deux frères sont respectivement professeur de classe préparatoire (maths sup) à Orsay et chargé de recherche CNRS à l'Institut de mathématiques de Jussieu, à Paris.
Cette réussite n'est, selon Laurent Lafforgue, que la suite logique d'une ascension sociale amorcée par ses parents, ingénieurs au CEA, alors que ses grands-parents, issus des mondes ouvrier, paysan et artisan, avaient, au mieux, obtenu le certificat d'études. "Pourtant, ils maîtrisaient tous parfaitement la langue française", note-t-il.
Pour lui, cette ascension verticale résulte essentiellement de la relation entre enseignants et élèves forgée au sein de la famille. "Mes parents appliquaient une règle simple : les professeurs ont toujours raison...", raconte-t-il. Ce précepte visant à "protéger le plus possible le prestige des enseignants" n'allait pas sans contrainte pour "un enfant trop sûr de lui". "C'était pénible à l'époque mais cela a payé sur le long terme."
Laurent Lafforgue considère que ses études lui ont "tout apporté", même si l'école qu'il a connue n'était "déjà plus aussi rigoureuse" que celle de ses parents. Une poignée de professeurs "particulièrement bons" ont jalonné son parcours. Dès la sixième, il ressent une véritable passion pour la littérature, en particulier française et russe. Un héritage de ses parents. "Les effets d'une bonne école se font sentir sur plusieurs générations", estime-t-il. Aujourd'hui, son diagnostic laisse prévoir l'inverse.
Elu à l'Académie des sciences en juin 2004, Laurent Lafforgue s'émeut de la contribution de l'institution au débat organisé par la commission Thélot. "Son rapport se limitait au soutien de l'opération "La main à la pâte", ce qui m'a paru insuffisant." Avec cinq collègues mathématiciens, dont Alain Connes et Jean-Pierre Serre, et un physicien, il rédige alors un document intitulé "Les savoirs fondamentaux au service de l'avenir scientifique et technique. Comment les réenseigner".
Le texte est publié par la Fondation pour l'innovation politique, un club de réflexion de l'UMP, parti avec lequel Laurent Lafforgue dit n'avoir aucun lien. Pour le mathématicien, le primaire souffre d'une "baisse énorme des exigences aussi bien en français qu'en calcul".
En secondaire, les programmes "ne sont pas assez stimulants sur le plan intellectuel, pas assez riches. Ils ont été uniformisés vers le bas, au lieu d'être diversifiés". Toujours ce manque d'exigence.
Alors qu'il prône l'autorité respectée, la reconnaissance des mérites et la discipline. Le danger d'une telle carence : l'extinction des élites et l'arrêt de l'ascenseur social, les deux piliers de l'école républicaine. Laurent Lafforgue cite le cas de Roger Balian, fils d'immigré arménien ne parlant pas le français chez lui et qui est devenu physicien, conseiller scientifique au CEA, membre de l'Académie des sciences. "En une génération, l'école lui a tout donné, souligne-t-il en notant qu'aujourd'hui il côtoie "des mathématiciens venant de l'étranger mais pas de beurs." Plus d'ascenseur, plus d'élite.
La dérive actuelle vient, pour lui, de la multiplication des réformes. Il préfère les "évolutions limitées", l'inverse du "pédagogisme" post-soixante-huitard.
Au soupçon de traditionalisme, il rétorque par "la volonté de préserver le principe de l'école républicaine, l'égalité des droits des enfants face à l'instruction", l'institution "inimaginable et merveilleuse" héritée de 1880.
Les changements de la société ? Laurent Lafforgue les considère surtout sous l'angle de la massification de l'enseignement qui a conduit à une "uniformisation absurde". Lui prône une différentiation dès la quatrième.
"On ne peut pas apprendre de manière sérieuse en s'amusant", lance-t-il. Exeunt les nouvelles technologies ludiques. Place à "plus d'efforts et de souffrances", mais aussi à "la liberté pédagogique des enseignants". De quoi alimenter le débat au Parlement sur la nouvelle loi d'orientation sur l'école.
Michel Alberganti
1966 Naissance à Antony (Hauts-de-Seine)
1986 Entre à Normale-Sup
2002 Reçoit la médaille Fields
2004 Cosigne un texte sur l'enseignement des sciences
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 09.02.05