P. Enckell :
Le fait que V.P. soit Flamand (ou néerlandophone) ne devrait pas le qualifier automatiquement d'anti-français.
Non certes, tout Flamand intelligent et honnête sait qu’il y a peu de cultures aussi imbriquées l’une dans l’autre que les cultures flamandes et françaises; mais quelques-uns, dont notre Van Parijs justement, ont une rancune profondément enracinée vis-à-vis de la France, de la langue française, des francophones. Ces sentiments sont loin d’être rares, et j’y suis confronté de temps à autre, notamment sur mon lieu de travail (je suis très bien placé pour observer, parlant le néerlandais absolument sans accent, et n’ayant donc aucun mal à me faire passer pour un Flamand). Parmi mes collègues, il y en a un en particulier qui ne fait pas mystère de sa haine, et ce n’est vraiment pas beau à voir. Sa tactique, d’ailleurs, c’est d’angliciser tout ce qui bouge, dans le but avoué d’enquiquiner ses collègues francophones. C’est surtout chez les générations plus âgées qu’on rencontre ce type d’attitude, chez ceux qui ont connu les bagarres des années 60 et 70. À l’opposé, j’ai entendu de jeunes collègues flamands, qui devaient avoir la vingtaine, protester contre le sort qui est fait à la langue française à l’instance européenne avec laquelle nous avons affaire; le français y a systématiquement été mis à l’écart au profit de l’anglais, ce qui a pour conséquence que tous les documents qui nous parviennent de là-bas sont en anglais exclusivement (y compris les nomenclatures, qu’il nous faut alors tant bien que mal déchiffrer et traduire dans nos deux langues nationales) et que toutes les formations au niveau européen sont désormais, à quelques exceptions près, en anglais. Assurément, il serait souhaitable que les linguistes professionnels sortent de temps en temps de leur tour d’ivoire et aillent jeter un coup d’oeil dans le monde réel: dans les entreprises, dans les chancelleries européennes, dans les laboratoires de recherche, etc.; peut-être trouveraient-ils alors un début de motif de s’inquiéter un peu.
L'exposé provocateur de Van Parijs a le mérite d'être raisonné et intelligent.
Pour revenir à Van Parijs: celui-ci fait partie de la catégorie de Flamands qui ont un compte à régler avec la francophonie. L’instrument dont ils croient pouvoir se servir à cet effet est la langue anglaise et son statut actuel. Dans l’entretien avec Le Vif/L’Express, il se laisse aller, abandonnant pour un moment son ronron universitaire, et s’oubliant, pris d’une incontinence soudaine, à tenir des propos dont le but évident est de blesser, d’humilier, d’abaisser, en usant d’arguments vulgaires, comme celui de mesurer l’importance d’une langue à la seule aune des effectifs de locuteurs. Témoin aussi cette anecdote qu’il raconte d’un philosophe français de 75 ans (notez l’âge avancé) qui se serait exprimé en français en Inde lors d’un congrès, et aurait ce faisant suscité l’indignation des Indiens. Outre qu’on peut supposer qu’il s’agit là probablement d’une interprétation tendancieuse, le message qu’il cherche à véhiculer est en substance celui-ci: le français est une affaire de vieux chnocs. D’ailleurs, ce brillant et habile universitaire a su (preuve que tout ce qu’il dit est intelligent et raisonné!) glisser au bon moment le mot qui tue: ringard. On n'imagine pas un Tchèque ou un Estonien tenir de tels propos.
(…) je ne vois pas en quoi l'anglais, comme seconde langue ou lingua franca, mettrait en péril l'usage et le développement des autres langues de civilisation.
Lingua franca ou langue seconde, ce n’est pas la même chose. Une lingua franca est une langue improvisée, faite de bric et de broc, sans prestige, servant de moyen de communication entre marchands de nationalité différente. Dans les pays européens non anglophones, l’anglais déborde largement de ce rôle. Proposer, comme le fait Van Parijs, d’angliciser l’enseignement supérieur, de faire de l’anglais la langue administrative unique de l’Union européenne, d’en faire la seule langue de la communication scientifique, de l’imposer comme véhicule unique dans les congrès de philosophie, etc., ce n’est pas vouloir cantonner l’anglais à un rôle d’outil de communication pour vendre des frigidaires à l’étranger. Si donc, en corollaire, les autres langues sont exclues de toutes ces fonctions, leur usage se réduit, leur logosphère se rétrécit dangereusement. En France, une foule de domaines de l’esprit ont été abandonnés à l’anglais: les sciences dites exactes d’abord, il y a quelques décennies déjà, puis les sciences humaines de plus en plus aujourd’hui. En plus, il faudrait, selon Van Parijs, que les cours se donnent en anglais dans nos facs! Au demeurant, les Hollandais ont déjà joint le geste à la parole, si je puis dire, en anglicisant une de leurs universités: depuis 2 ou 3 ans en effet l’université de Delft dispense tout son enseignement en anglais, et en anglais seulement (pas concurremment avec le néerlandais). Le recteur de l’université de Leyde a plaidé pour que son université soit elle aussi anglicisée. Une langue qui cesse d’être langue d’enseignement dans les universités est une langue décapitée.
S’y ajoute l’emprise de l’anglais dans la culture de masse (je ne parle pas de culture populaire, qui n’existe plus guère): dans ma ville, les films proposés dans programmes de cinéma sont anglais à quasiment 100%; chanter en néerlandais est devenu tout à fait marginal, à tel point que si un chanteur utilisé encore cette langue, les journalistes s’en étonnent et lui en demandent la raison; les gens ne lisent plus guère que des polars anglo-saxons, souvent du reste dans la langue originale (j’en parle en connaissance de cause, étant assis dans le train Bruxelles-Amsterdam chaque jour). Si tout cela ne justifie pas selon vous qu’on ressente un début d’inquiétude, dites-nous ce qu’il faut de plus pour que l’on soit fondé à se préoccuper du sort de sa langue?
On ne cesse de nous dire que dans les pays, si admirables, d’Europe du nord tout le monde connaît l’anglais et que pourtant les langues locales ne s’en portent pas plus mal. Mais qu’en savent tous ceux qui affirment cela? Ont-ils examiné la situation sur place? En Suède, les études de médecine se feraient désormais en anglais. D’après une information que j’ai glané sur une autre liste, mais que je suis incapable de vérifier, un groupe de prof. d’université suédois militerait pour le remplacement du suédois par l’anglais comme langue nationale (on a bien lu: comme langue nationale, pas seulement comme langue d’enseignement dans les universités). On peut d’ailleurs se demander pourquoi diable l’anglais n’a pas déjà été proclamé langue officielle aux Pays-Bas (plutôt que de la Suède, je préfère parler des Pays-Bas, que je connais beaucoup mieux), puisque aussi bien tout le monde là-bas connaît, paraît-il, parfaitement l’anglais, et que c’est donc techniquement possible. Est-ce parce que les gens seraient attachés à leur langue? Bien sûr que non; la raison en est que, pour l’heure du moins, la population entière ne connaît pas encore assez d’anglais, et que beaucoup de Hollandais s’expriment avec beaucoup plus d’aisance en néerlandais qu’en anglais. Mais la situation change très vite, et le jour où une parfaite diglossie aura été mise en place, je ne donnerais pas cher de la peau du néerlandais, car il aurait alors perdu toute valeur en tant qu’outil de communication indispensable, et les Hollandais l’abandonneraient peu à peu, sans trop d’état d’âme. L’hypothétique attachement à la langue maternelle, sentiment dont on exagère l’importance, ne joue qu’un rôle tout à fait mineur en ces matières. Sur une autre liste, j’ai fait un jour l’analogie suivante: supposez qu’on vous propose de remplacer votre vieil ordinateur 486, 16 Mo de mémoire vive et 1,2 Go d’espace disque, par le bastringue dernier cri, 3,5 Mhz, 200 Go de disque dur, 1Go de mémoire, allez-vous décliner l’offre au motif que votre vieil ordinateur vous a été offert par votre mère? Non, vous le liquiderez sans barguigner; au mieux, vous l’exposerez dans une armoire vitrée. La situation de diglossie, contrairement à ce que d’aucuns affirment («en Norvège, tout le monde connaît l’anglais, et pourtant la langue locale ne s’est jamais aussi bien portée», phrase lue sur un forum), est une situation instable, des glissements s’opérant immanquablement dans le sens de la plus forte (au regard des capacités de communication) des deux langues en présence. Dans mes moments optimistes, je me dis qu’il est moins cinq pour le néerlandais, dans mes moments pessimistes, je me dis que le point de non retour est d’ores et déjà dépassé. Le néerlandais n’a jamais été confronté à une telle situation, du moins pas aux Pays-Bas, c’est absolument sans précédent. Dans l’histoire des langues européennes, le rôle que joue l’anglais et le déferlement de produits culturels véhiculés par cette langue, est le phénomène majeur de ces dernières décennies, et je m’attendrais à ce que les linguistes de profession s’y penchent un plus sérieusement.
Que pourraient faire les linguistes? P.ex. dresser la liste des conditions pouvant déterminer qu’un langue, passez-moi l’expression, se fasse bouffer par une autre, et vérifier ensuite si ces conditions sont réunies dans le cas du suédois, néerlandais, français, etc. En s’appuyant sur des exemples du passé (ce ne sont pas les exemples qui manquent) on pourrait tenter de faire des projections à plus ou moins long terme, même si des prédictions en la matière sont hasardeuses. Et peut-être s’appliquer à modéliser un peu tout ça.
Zut, j’ai été fort long, et je crains que mon exposé soit un peu décousu, situation aggravée d’autant que je dois sans cesse battre des deux mains pour me garantir des régiments de moustiques qui m’assaillent.
Attendons les réactions.