Sujet : Une mine : la lettre de Mirliton (1888)
Bonjour,
Je vous soumets une lettre "toute en argot", parue dans L'Evénement du 27 février 1888, et trouvée lors de mes recherches sur le cabaret Château-Rouge. Cf mon message 477 sur ce fil là.
[Cette lettre est bien parue dans L'Evénement et non dans La République Française... on ne vérifie jamais assez !]
Le contexte : annonce de la mort du Père Lunette :
https://www.retronews.fr/journal/le-pet … mp;index=2
Double clic sur la colonne 1.
LETTRE DE MIRLITON
" NOTES PARISIENNES
23 février.
LES TRISTESSES D’ADOPHE
Il parait que le père Lunette est mort : nous sommes tous mortels, — ou presque tous, comme le disait un Courtisan à Louis XIV. Je reçois à ce sujet d’un des nombreux clients de son établissement (Je parle du père Lunette et non de Louis XIV) une lettre qui, pour être familière, n’en est pas moins, à ce qu’il m'a semblé, intéressante.
Mon vieux Mirliton,
Ça y est : le dab a dévissé son billard ; il s’est tiré ad patres, comme tu dis : c’est sa papesse qui va tenir le zinc à sa place. Tu jaspineras à tes petits besoins, n’empêche que c’est rasoir tout de même.
Le père Lunette, pour mézigo, c’était plus qu'un aminche, c’était un frangin et un sucré ; les copains le savent bien et demain quand on va le porter au trou, les ripatons en avant, pour y manger le pissenlit par les racines, on y sera tous en bloc ; les zigs peuvent crever, il n’y en aura pas un qui aura un si beau cortège.
Tu y as amené tes croquenauds, chez le père Lunette, à la rue des Anglais ? Tu le recordes en ta sorbonne, pas vrai ? Tu connobres le caboulot avec son comptoir et sa turne allongée, qu’on aurait dit qu’on fichait ses arpions dans des boyaux de vaches maigres ? Et, sur les murs les cadres en couleur qu'on aurait dit des lichées d’épinards à purger les mulets ?
T’as dû noter tout ça dans ta caboche quand tu es venu.
Mézig, je t'en ai poussé une que tu en piaulais dans ta peau de pante ergoté ; tu avais beau faire ton faraud, tu étais épaté, il n’y a pas.
Après moi, tu as vu une ancienne, qui avait une trompette à caler les roues de corbillard, elle t'a demandé le restant de ton verre ; tu lui as boulé ; elle l’a mis avec d’autres restants et elle a bu ; je parie un canon que tu en rêves encore.
Et tu sais, dans le fond, où il y avait les vrais, les purs, les pègres, où l’on sifflait le parfait amour avec des andalouses, et d’où qu'on s’en allait allumés sans casquer, le père Lunette s’amenait avec des airs gironds et il nous lâchait l’œil, mais il fallait lui promettre qu'il aurait sa part de la prochaine affaire.
Il était chouette aussi avec la rousse ; il lui jaspinait seulement ce qu’il voulait, et jamais il ne nous faisait accrocher ; un zig, quoi !
D’abord, des fois, quand je m’amenais avec Sophie, que depuis le matin nous regardions défiler les dragons, vu qu’on avait pas un rotin pour se payer du bricheton, qu’est-ce qu’il faisait le vieux ? Il disait : « Le couteau ne coupe plus, les gars ? Eh bien, tenez, calez-vous les joues ! Faut briffer pour turbiner... »
Et il nous adressait par son larbin, le gros, tu sais, celui qui a un entablement qu’on dirait Marseille, du pive, du bricheton, de la bidoche et des fayots à s’en licher la margoulette. Oh ! mince, ce qu’il était rupin, le vieux ! Après ça, on payait quand on pouvait.
Ca, c'est vrai aussi qu’il y avait un tas de daims des étudiants, des artistes, des gournaillous, qui apportaient leurs squelettes icigo et leurs jaunets ; c’étaient ceux-là qui casquaient pour tous et, quand la galette avait donné, le dab nous appelait :
— Hola ! hé ! les zigs ! C’est ma tournée ! A qui du fil en quatre ? Je régale et, pour le reste, vous ne me devez rien ; c’est le pante qu’a f .. sa braise! .
Mince qu’on rigolait ce jour-là ! Et on pitanchait ferme à s’en dilater le tournant.
Les sales pantes ergotés, ils ne reluquaient pas avec leurs coquillarts marécageux qu’on se payait leur tronche ! Ah ! oui ! des plumes ! . .
C’est les mômesses qui rigolaient ! Il y en avait parmi vous autres, les farauds, qui voulaient leurs y conter des galipettes ; elles le faisaient aux oignons et vous en étiez pour vos speechs ! Après çà, il fallait vous pousser de l’air, et, pour qu’elles vous accompagnent, des navets ! Ramasse ton blair, ce n’était pas pour vos fioles !
Des fois, on commençait des affaires, des vraies, histoire d’amasser une dot à sa sœur, mais rarement, il y avait trop de mouches dans le sanctuaire.
Et le voilà tiré des flutes dans le royaume de saint Pierre ; il a cassé son câble, le pauvre vieux ; alors qu’est-ce qu’on va faire, nous autres, mézigo et les aminches ? On ne sait pas ce que vaudra la dabesse !
Adieu l’œil bien sûr, adieu la petite tournée des sorgues du trêpe ! Bien sûr qu’on va nous adresser au voisin et que nous allons être forcés d’aller pinter au Château-Rouge.
En attendant la cambuse est bouclée et la lourde ne se relèvera que dans quelques jours ; il n’y a pas à dire qu’on va écorner la boucard, c’est comme des pommes.
Alors, mon vieux Mirliton, si tu veux venir aux obsèques du père Lunette, c’est pour demain ; après ça un coup de picton et du lartille à plafond pour se requiller, et une visite à la Guillotine, avec ménesse, ma Sophie, histoire de siffler un gobelet de Pivois savonné offert par nos Louis XV.
Ça te va-t-il ? vieille branche ? Oui ; viens vite, et n’essaie pas de renarder ; si tu rates le rendève, j’irai te piger avec ma voiture à talons, et ce ne sera pas un verjus que tu auras à risquer, mais il faudra sortir ta turne pour nous pousser le battant, sans ça gare au gras.
Je te la pince. »
Adophe. dit Blaireau dit Bachotteur.
P. c. c.
« Mirliton. »
P.-S. — Petit lexique à l’usage de ceux qui ignorent l’argot, dans l’ordre où les mots d’argot sont présentés ci-dessus :
— Dab : patron. — Jaspiner : parler. — Ripatons : pieds. — Croquenauds : souliers. — Sorbonne : tête — Connobre : connaître — Arpions : pieds. — Mésigo : moi. — Piauler : pleurer. — Pante argoté : imbécile. — Pègre : voleur. — Andalouses : filles. — Casquer : payer. — Girond : aimable. — L’œil : le crédit. — Regarder défiler les dragons : ne pas manger. — Bricheton : pain. — Le couteau ne coupe plus : il n’y a pas de meule, pas de pain. — Entablement : largeur d'épaules. — Pive : vin. — Bidoche : viande. — Icigo : ici. — Pitancher : boire. — Le tournant : la bouche, le gosier. — Coquillards marécageux : yeux langoureux, surpris. — Blair : nez. — Fioles : figures. — Mouche : mouchard. — Sorgue : soir. — Trèpe : les gens du monde. — Lourde : porte. — Ecorner la boucard : forcer la boutique. — Lartille à plafond : pâté. — Pivois savonné : vin blanc.— Nos Louis XV : nos femmes. — Renauder : refuser. — Rendève : rendez-vous — Voiture à talons : les jambes. — Pousser le battant : remplir, donner à boire. — Gare au gras : gare les coups.
M."
Je me propose, mais ce qui serait chouette ce serait que chacun apporte ses contributions*, de faire l'inventaire de nos connaissances sur tous les mots d'argot que contient cette lettre, en tenant compte si possible de sa date : 1888**.
En effet, je trouve que le bref "lexique" fourni par l'auteur est très incomplet et très insuffisant pour chaque mot.
Le plus simple à mon humble avis : suivre l'ordre de la lettre. Personnellement je commencerai par "dab". Mais vous devez vous sentir libres : je ferai régulièrement une "compil'".
Si vous êtes prêts à me suivre, voilà une aventure qui devrait nous prendre un bon moment : j'ai repéré quelque 120 mots ou expressions argotiques... À vos claviers !
* Sur le Château-Rouge, il m'est arrivé de me sentir un peu seul !
** Cette date n'est pas anodine : dans la deuxième moitié du XIXème siècle ont été édités de nombreux dictionnaires argot-français : les gens cultivés se passionnaient pour le langage du bas peuple, des truands, des souteneurs, etc..., tout comme ils allaient s'encanailler dans les mauvais lieux.
Je ferai largement usage de ces dictionnaires, que je consulte depuis des années grâce à Bob.
Puissiez-vous vous y promener avec ravissement, comme votre serviteur !
NB Contrairement à ce que j'ai publié sur le Château-Rouge, il n'y a pas ici de désir d'exhaustivité : seront mis en liens quelques extraits seulement, illustrant la vie des mots ou expressions.