Avec ma "méthode" hyper-rustique, j'ai reconstitué l'article que j'appelle fondateur, c'est à dire la description du Château-Rouge par Albert Wolff dans le Figaro du 11 août 1879. On le trouve au message # 111 d'éponymie, , mais j'ai plaint celles et ceux qui, comme moi, n'ont pas le regard perçant...
1879, 11 août, Le Figaro : Description du Château-Rouge
"LE CABARET DE LA RUE GALANDE
En ce moment où tout le monde voyage, je vais faire faire au lecteur une excursion dans un coin de Paris qu'il ne connaît probablement pas il est au cœur de la ville, à deux pas de la Seine, dans un quartier resté debout au milieu des transformations que la capitale a subies. Le voyage vaut la peine d'être entrepris, je vous le jure. C'est un souvenir du vieux Paris du temps d'Eugène Sue qui revit sous les yeux dans un des coins les plus misérables de la capitale, habité sans doute par de fort honnêtes gens, mais hanté aussi par les rôdeurs, les ivrognes et les filles de la plus basse prostitution, qui s'y donnent rendez-vous. Moi-même j'ai entrepris ce voyage d'exploration un samedi de quinzaine, jour de paie, où tout le quartier est en goguette, où le vin à douze, quatorze et seize sous le litre coule à flots, où les bocaux de cerises à l'eau-de-vie se vident comme par enchantement, où une odeur de spiritueux se dégage de tous les comptoirs et envahit les ruelles étroites, sales, bordées de vieilles maisons chancelantes dans lesquelles on pénètre par l'antique allée sombre et noire, éclairée parfois par un vieux quinquet fumeux qui semble défier le progrès.
Peu de nos lecteurs connaissent la rue Galande, n'est-il pas vrai? C'est là que se trouve un des plus pittoresques cabarets qu'il soit possible de voir; il est au fond d'une cour et a pour enseigne le Château-Rouge. De la rue, on aperçoit le vieux comptoir du mannezingue de jadis, de forme simple, sans ornements artistiques comme les boutiques modernes des assommoirs contemporains. Sauf les becs de gaz qui, peu nombreux, éclairent cet antre de l'ivrognerie, le Château-Rouge est resté le cabaret populaire du temps des Mystères de Paris. De puissantes poutres soutiennent les plafonds chancelants sur des murs affaiblis par l'âge, couverts, à hauteur d'homme, par une épaisse couche de crasse que les vêtements des habitués y ont déposée ; près de l'entrée, deux servantes sont occupées à laver la vaisselle qu'on prête aux consommateurs, en même temps que le couteau usé et la fourchette édentée avec le vin, c'est tout ce que fournit le propriétaire du Château-Rouge chaque client est libre d'apporter son dîner ou son souper, achetés chez le charcutier ou le fruitier voisin. A l'odeur du vin se mêlent les émanations du fromage d'Italie ou des saucissons à l'ail ; les huppés de la société panachée s'offrent seuls le luxe d'une assiette ; le plus grand nombre se contente du papier dans lequel le fournisseur a enveloppé le repas du pauvre ou de l'ivrogne. Ici la nourriture joue un rôle moins grand que la boisson ; on économise sur le dîner pour avoir de quoi absorber un litre de plus ; tout l'argent de la quinzaine disparaît en quelques heures, on le sent ; cette orgie du bas peuple, conquise par quinze jours de labeur, sera suivie par deux semaines de privations et de misère, pendant lesquelles quelques-uns rouleront sur la pente du crime jusqu'à la police correctionnelle ou jusqu’au bagne.
Derrière le comptoir se tient le mannezingue, à la large carrure et à la figure réjouie ; sa chemise retroussée jusqu'aux épaules découvre deux bras solides, musclés comme ceux d'un Hercule de la foire, et dont la. seule vue tient en respect cette foule bariolée, qui ne doit pas être commode à l'heure où les fumées du litre à douze envahissent les cerveaux. Les garçons qui circulent entre les longues tables primitives, pas beaucoup plus que des planches posées sur des poteaux, sont taillés à l'image de leur patron, choisis parmi les plus vigoureux ils sont cinq ou six qui, sous le commandement de leur chef, tiendraient au besoin tête à toute cette foula avinée qui, d'un air craintif, les voit passer, comme le regard du forçat se baisse devant le solide garde-chiourme. Dans cette première salle, la plus vaste, presque personne hommes, femmes et enfants s'entassent dans les deux autres pièces, beaucoup moins grandes pêle-mêle, tout le monde s'installe devant les longues tables, couvertes de litres vides ou pleins et de papiers graisseux, les derniers vestiges du souper. Au milieu de la pièce, un vaste poêle en fonte, orné de plusieurs tuyaux, afin qu'à peu de frais la chaleur puisse se répandre partout par les froides soirées d'hiver. A côté de l'ouvrier qui fait un extra en ce jour de paye, le soiffard incorrigible, hébété par l’ivresse consente, aux yeux ternes et sans expression, avachi à ce point par la boisson, qu'un enfant de dix ans en aurait raison dans une lutte ; des corps sans élasticité, branlant sur des jambes sans ressort. De ci de là, à la même table, toute une famille : l'homme avec sa femme ou sa maîtresse, des enfants nés dans la boue et que la Centrale attend, de pauvres êtres à qui un jour ou l'autre la chaude vareuse des prisons semblera être le dernier mot du luxe, tant leurs loques sont misérables, et dont le regard est devenu singulièrement cynique dans le milieu vicieux où ils végètent. Plus loin, un Alphonse de la dernière catégorie est attablé avec une vieille drôlesse qui, en ce jour, a peut-être volé quelque part ou vendu ses dernières hardes pour fournir à son amant le petit feutre gris, ramassé sur les boulevards par un chiffonnier, et revendu par lui à un fripier du quartier.
La partie féminine qui fréquente le Château-Rouge donne le frisson. Il serait difficile de fixer la date de l'origine de leur vice ; la moyenne a dépassé la cinquantaine ; quelques-unes, près de la tombe, vont de table en table quêter un verre de vin ; elles sont arrivées à l'âge où, repoussées des milieux les plus vicieux, elles ne doivent plus compter que sur la générosité de l'ivrogne, dont le litre à douze a voilé les yeux ; cependant, de ci de là, dans le tas, une fille encore jeune, mais déjà vieille par la débauche qui a marqué le visage de ses griffes destructrices. Appuyée contre le poêle, dans une pose qui s'efforce d'être originale, une femme de cinquante ans fume sa cigarette en faisant des ronds, fort admirée par ses voisins ; c'est tout ce qui reste de cette ancienne étudiante de la Grande-Chaumière ; avec ces débris on peut reconstituer ses formes de jadis, quand, jeune, elle fit tourner les têtes folles du Quartier Latin ; elle revit dans la fantaisie ; on la voit se dandiner, la cigarette aux lèvres, dans un formidable cavalier seul, au milieu d'une galerie électrisée par ses ébats ; ce que le temps a respecté dénote que, dans son jeune temps, cette fille a eu la beauté parisienne, cette beauté du diable, au nez retroussé, qui est le signe caractéristique des cascadeuses dessinées autrefois par Gavarni ; maintenant encore, sous ses haillons crasseux, elle s'impose par son chic à cette population prise de vin, qui n'y regarde pas de si près. Une femme qui a dépassé un demi-siècle semble jalouse de l'influence de la vieille étudiante ; personne ne fait attention à elle, qui a pourtant fait un bout de toilette pour séduire les cœurs dans ce bouge. Celle-ci porte un mantelet garni de franges, et sa tête, où manque le nez ou à peu près, est surmontée d'un chapeau en velours noir, garni d'une longue plume blanche ; au milieu de toutes ces blouses déchirées et de ces tartans fanés, cette toilette tapageuse semble être le dernier mot de l'élégance parisienne. L'atmosphère est empestée pat l'odeur du vin renversé sur les tables et qui, en filets rouges, descend sur les vêtements des consommateurs, sans qu'on y fasse attention. Il se fait dans ce cabaret un bruit assourdissant d'assiettes qu'on remue, de bouteilles qu'on renverse, de verres qui se brisent, d'engueulades qu'on échange d'une table à l'autre ; de ci de là, un groupe silencieux et parlant à voix basse semble concerter un coup pour la nuit. Dans son ensemble, cette population me donne le frisson.
A notre entrée il s'est fait un mouvement dans cette foule; les uns nous regardent avec curiosité, les autres contemplent avec méfiance les « messieurs » qui se sont égarés dans le Château-Rouge. Le patron, avec qui nous avons causé en passant au comptoir, daigne nous servir en personne. Ceci produit une certaine sensation. On nous prend peut-être pour des princes étrangers, désireux de connaître les bas-fonds de Paris. Conduit par un guide sûr, le prince d'Orange a parcouru un soir tous les taudis du quartier; on a gardé le souvenir des pièces de cent sous qu'il a semées sur son passage, et peut-être pense-t-on que la pluie d'argent va recommencer. D'ailleurs, rien à craindre; nous sommes sous la sauvegarde de l'Hercule qui tient le cabaret et de ses garçons aux bras d'acier. De plus, quelques pièces de vingt sous jetées-négligemment dans les jupes des femmes, quelques litres que nous offrons aux hommes, nous donnent droit de .cité dans le cabaret et effacent, comme par enchantement, la répugnance que la redingote inspire aux habitués du Château-Rouge, comme une blouse offenserait les clients du Café-Anglais. Bientôt la plus grande cordialité règne entre cette foule curieuse et les explorateurs de cette contrée inconnue aux Parisiens ; on se serre les uns contre les autres sur les bancs en bois pour nous faire une petite place; les ivrognes daignent trinquer avec nous et les femmes nous adressent leurs plus gracieux sourires; toutefois, nous sommes peu à notre aise : ce voyant, l'un des buveurs empoigne son fils accoudé sur la table et dormant du sommeil du juste et comme il ferait d'un vieux cabas, il fourre son rejeton sous la table, afin que nous soyons moins gênés.
Le tableau change peu, car, une fois installés au Château-Rouge, les habitués ne le quittent qu'à l'heure où on ferme, où les ivrognes vont cuver leur vin dans les ruisseaux, en attendant que la police leur donne l'hospitalité au poste. De temps en temps, de nouveaux venus se montrent à l'entrée, semblent fort désappointés en voyant toutes les tables occupées et vont tristement se répandre dans les autres cabarets, moins en vogue que celui-ci. Une vieille femme, assise à mes côtés, paraît seule conserver une certaine défiance ; elle nous prend évidemment pour des agents de police, car elle se penche vers moi et me dit :
- Vrai de vrai, vous n'êtes pas venu pour prendre du gibier ?
Et sur mon signe négatif, elle ajoute :
- Il me semble pourtant que je vous ai déjà vu, au mois de janvier, quand on a arrêté mon homme.
Cette conversation intéressante est interrompue par la venue d'un guitariste, accueilli par des cris de joie. Enfin, on va donc rigoler ! C'est quelque vieux cabotin ambulant qui, jadis, a dû jouer les Buridan à la foire de Neuilly. La tête a dû être belle ; maintenant elle est ridée et fanée, mais les traits ont conservé une certaine noblesse. De longs cheveux gris, descendant jusqu'aux épaules, flottent autour du visage bronzé de ce Bohémien de Paris. Ici, il est au milieu d'un public ami ; il tutoie toutes les femmes et serre la main à tous les hommes. De tous côtés on lui tend les verres, et il en vide une douzaine pour se mettre en train ; puis il jette son feutre défoncé sur le poêle et se coiffe d'un bonnet de coton, signe qu'il va nous dire une chanson villageoise ; d'une voix éraillée, il l'entame, s'accompagnant sur les deux seules cordes de sa guitare. Le public entonne le refrain en chœur, et, après chaque couplet, le guitariste ajoute une bourrée saluée par des éclats de rire et des applaudissements. Au dernier, couplet, un peu leste, la vieille étudiante, qui ne cesse pas de fumer des cigarettes, a un accès de pudeur ; elle se lève, administre une bonne gifle au cabotin et le traite de polisson ; mais aussitôt, pour prouver que ce n'est qu'une farce, elle fait vis-à-vis à l'artiste et embellit la danse finale par un cavalier seul qui a dû avoir bien du succès, vers 1830, dans les bastringues de l'ancien boulevard Montparnasse.
Sur ce tableau enchanteur, nous quittons le cabaret du Château-Rouge, reconduits par la petite vieille qui a son idée fixe en murmurant « Vous vous en allez sans le gibier ; la chasse n'a pas été heureuse. » Et comme elle semble vouloir s'accrocher à nos redingotes et nous accompagner dehors, le cabaretier l'arrête en criant « Ohé la mère, laissez ces messieurs tranquilles ». En entendant ce cri, la petite vieille se replie sur elle-même, comme une hyène à la voix du dompteur. En passant devant le comptoir, nous entrons un instant dans le bureau du marchand de vin et dont la propreté reluisante contraste singulièrement avec les salles noires, enfumées et crasseuses de ce cabaret pittoresque. Ici, c'est l'aisance bourgeoise qui naît du vice du bas peuple; encore quelques années, et le propriétaire du Château-Rouge pourra vendre son fonds avec sa clientèle d'antiques prostituées, d'ivrognes, d'ouvriers dévoyés et de malfaiteurs ; le cabaretier a d'ailleurs l'air d'un bon homme, et plus tard, après fortune faite, il deviendra conseiller municipal aux environs de Paris; il finira ses jours dans une jolie petite villa, embellie de statues en plâtre, où chaque matin la Gazelle des Tribunaux viendra lui apporter des nouvelles de ses anciens clients."
Albert Wolff