Autre trouvaille, qui nous (me) permet de faire connaissance avec un "seigneur de la place Maub'", en 1893...
1893, 11 août : Le Petit Parisien, portrait de Sidi le Tatoué
" LE TATOUÉ
C'est le nom donné à un prince de la pègre parisienne, seigneur de la place Maub', chanteur et jongleur attitré du Château-Rouge. Sidi le Tatoué, on ne connaît que lui, rue Galande, depuis le jour où, vers la fin de 1889, il entra, en qualité d'Hercule au service d'un crémier-logeur de cette cour des Miracles du Paris moderne.
L'hôpital nous l'avait pris, le 6 juillet dernier, après une journée d'émeute au Quartier-Latin. On sait qu'en ce temps-là, déjà oublié quoique fort près de nous, les pistolets partaient tout seuls sur la rive gauche. Une balle atteignit à la nuque le pauvre Tatoué qui menait quelque joyeuse équipée dans la rue de l'Hôtel-Colbert, vers deux heures du matin. L'hôpital vient de nous le rendre, maigri de douze livres, mais content tout de même de l'avoir échappé, cette fois encore, et n'ayant rien perdu de sa belle vaillance.
Pourtant, il a un plomb de plus dans le corps. Cette balle git quelque part entre la clavicule et l'omoplate. Peut-être faudra-t-il, pour la retrouver, se remettre entre les mains des carabins ? Mais le Tatoué ne s'en effraie pas. Il en a vu déjà, des lits blancs d'hôpitaux où se reposent des têtes palies. Les hôpitaux d’Algérie et ceux de Paris, la Pitié, la Charité, l'Hôtel-Dieu, ont reçu tour à tour ses visites. Il y est allé en un douloureux pèlerinage offrant aux yeux des médecins surpris l'interminable série de vignettes bleues dont son corps est adorné sur toutes ses faces.
On en compterait bien soixante, sinon plus. Elles correspondent à autant de chapitres de sa vie et disent ses joies comme ses souffrances. Sa peau, c'est le journal où il a consigné toutes ses émotions en des pages inusables, qu'il porte toujours sur lui et que chacun peut comprendre, car elles ont été burinées éloquemment dans les loisirs des casernes, des campements ou des prisons.
Car Sidi le Tatoué, autrement. dit François Fernet, a été longtemps soldat. Soldat terrible, batailleur acharné, plus glorieux de ses biceps de lutteur (de dix-huit à vingt ans, il mena la vie de forain) que soucieux de la discipline militaire. En 1878, clairon au 8e de ligne, à peine était-il arrivé en détachement à Boulogne sur Mer qu'il dut partir pour Orléansville, où il fut incorporé dans les compagnies de discipline. Il y avait alors chez les Arabes des velléités de révolte. Bou-Amema soulevait les tribus. Il fallut mener contre elles une dure campagne. Entre Ouargla et El Goléah, frappé d'une balle au genou, Fernet quitta la colonne. Il fut ramené d'étape en étape jusqu'au dépôt de son régiment et proposé pour la réforme.
Soigné à l'hôpital, il veut se sauver, lutte contre des gendarmes, est ramené, cherche de nouveau querelle à tout le monde, se bat sans cesse et est enfin conduit devant un Conseil de guerre qui le condamne à dix ans de travaux publics. Il en subit six, puis, gracié à la suite de trois sauvetages, il est renvoyé à Aumale à la 4e compagnie de discipline. Sa conduite étant maintenant régulière, on le versa au 1er régiment de zouaves.
En avril il est réformé, après un séjour de dix ans en Afrique. Que faire ? La nostalgie le prend. Il revient en Lorraine, son pays natal. Mais aucun des siens ne s'y trouve plus. Les parents qu'il y avait laissés sont morts. Il retourne en Algérie et suit les fêtes dans les baraques des lutteurs. Les fièvres le saisissent alors.
Il est obligé de gagner Marseille. Le voilà débardeur au port de la Joliette, puis tailleur de pierre à Mîmes, Arles, Aigues-mortes. Paris enfin l'appelle. Chez le crémier-logeur de la rue Galande, dans la salle, inoccupée le jour, où trois cents loqueteux trouvent un asile chaque soir, il taille la barbe et les cheveux. Il devient le surveillant de la maison ; son office est d'expulser les truands qui troublent le bon ordre.
— D'un coup, je les sortais, nous raconte le Tatoué ; ça ne faisait qu'un pli et pas de gosse !
Mais, une nuit, l'un des expulsés se vengea. Avec d'autres, il attendit le lutteur et lui servit un coup de couteau dont sa cuisse a conservé les marques. Oh ! les douloureux et longs mois d'hôpital qui suivirent !
Avec la convalescence, un meilleur sort ne tarda pas à s'affirmer. La rue Galande devient une des horreurs de Paris que des cicerones obligeants montrent aux étrangers. Des députés, des sénateurs vont sonder les profondeurs des plaies sociales.
Le Tatoué a vite compris l'avantage qu'il peut retirer de cette affluence. Il exhibe son épiderme pointillé de rébus, constellé de dessins bleuâtres. En même temps, dans un boniment très imagé, il confesse ses souvenirs d'Afrique, explique tes portraits de généraux, parle de guerre et de campagnes. D'une voix plus douce, il chante les heures alanguies durant lesquelles de belles filles de là-bas se coiffèrent de sa chéchia de zouave. Il assure aussi qu'il a deviné l'alliance russe, ayant, il y a six ans déjà, fait graver sur son épaule les traits de l'empereur Alexandre.
De ces dessins, beaucoup sont inénarrables. Au biribi, on ne se soucie guère de la morale. Cependant, l'artiste naïf a multiplié les feuilles de vigne, voulant indiquer que des yeux purs n’ont pas à s'égarer sur certains détails.
Contentons-nous de relever les noms des héros qu'il a entendu célébrer. Ce sont d'abord les trois mousquetaires du roman, Athos. Portos et Aramis, puis Jean Bart, Christophe Colomb. Parmi les généraux, la figure de Faidherbe. Celle-ci, Fernet la fit dessiner sur son biceps, dur comme un caillou, en commémoration de Bapaume, où un de ses oncles fut blessé.
Bidel et son lion Brutus, Bonbonnel tuant une panthère, des escrimeurs, des lutteurs se faisant des « colliers de force », Tom Canon, un Anglais, mort il y a trois ans, à la foire du Trône, sont des souvenirs personnels que le Tatoué rappelle avec emphase.
Sur sa jambe gauche, charcutée par les balles et les coups de couteau, il a représenté un écriteau portant ces mots enroulés autour de la cicatrice « c'est la jambe du malheur 1889 ».
Malgré ses longs séjours dans les Hôtels-Dieu, le Tatoué ne semble pas avoir perdu ses forces. Il jongle avec les poids les plus lourds et reçoit sans broncher sur le bras tendu une masse de vingt kilos lancée avec violence.
— Des tours dignes des Romains, nous crie-t-il en se renversant dans une pose d'athlète.
Sa voix de ténor est encore d'un assez beau timbre lorsqu'elle chante le « Sois bénie, ô Rachel, » de la Juive, ou le « J'ai délaissé l'amour, l'amitié, l'espérance » de l'invocation de Faust, des airs qui détonnent dans ce milieu délabré.
Mais, où le Tatoué est sans pareil, c'est lorsqu'il imite le rugissement du lion, ou que, de ses lèvres appliquées sur la toile cirée d'une table. il multiplie les ra et les fla, simulant l'entrain d'une escouade de tambours.
Il se dit très fier de la visite dont l’ont honoré les grands-ducs de Russie, au Château-Rouge. Ils lui ont laissé une gratification de 65 francs.
— Faudrait que ça se renouvelle plus souvent, ces parties-là. On en gagnerait, du pognon, à la Maub'. Si vous le voyez, faites mes compliments à M. de Mohrenheim. Maintenant, je me suis marié. Je suis dans mes bois, dans mes propriétés, comme on dit. C'est bien mieux qu'à l'hôtel. On se range. Plus de bagarre. Tout de même, j'ai écopé, sans le vouloir, en juillet. Mais à l'hôpital, ça été gentil. Nous avons reçu la visite de Séverine…
Et secouant sa fine tête presque efféminée, à petite moustache et barbiche pointue, aux traits émaciés sous la longue chevelure, il nous demande
— Est-ce que vous ne me trouvez pas une ressemblance avec Charles 1er, roi d'Angleterre, qui eut la tête tranchée ?"