Analogies anatomiques du matériau signifiant
L’observation d’un gamin, qui pointe du doigt une partie d’un référent pour le désigner : « regarde le monsieur, il a un nez tout rouge », révèle que ce sont certains éléments du référent qui orientent la désignation. On nomme ‘’nez fin’’, un chien qui chasse avec succès pendant la chaleur et dans la poussière et un ‘’grand nez’’, un chien courant ou d’arrêt dont la puissance olfactive n'est pas annulée par temps défavorable. Le « nez » désigne aussi une personne clef de l’industrie du parfum, devenue capable de discerner plus de 3.000 odeurs. Saussure, fondateur de la linguistique moderne, ne semble pas avoir eu le nez creux et n’a pas vu plus loin que le bout du sien pour fonder sa théorie de l’arbitraire des mots.
Si elle était vraie, comment comprendre que les mots qui désignent cet appendice dans de nombreuses langues du monde comportent une nasale, souvent en initiale ? Lors d’une Conférence internationale sur l’évolution des langues à l’Université de Vienne en 2014 (Evolang), Morten H. Christiansen, professeur de psychologie et directeur du laboratoire cognitif de neurologie de Cornell, avec une équipe de physiciens, linguistes et informaticiens, a analysé cent mots de base dans le vocabulaire de 62 % des quelques 6 000 langues actuellement parlées dans le monde. Dans la plupart, les analogies de sonorité sont fréquentes pour les parties du corps, comme en témoigne le nez.
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Afrikaans : neus - Bosniaque : nos - Catalan : nos - Danois : næse - Néerlandais : neus - Anglais (vieil ) : nous - Féroïen : nos - Finnois : nenä - Frison : noas - Germanique : Nase - Islandais : nef - Italien : naso - Latin : naris , nasus - Norvégien : nese - Papiamento: nanishi - Polonais : nos - Portugais: nariz - Roumain : nas - Espagnol : nariz - Sranan : noso - Suédois : näsa - Tchèque : nos - Maya yucatèque : ni’. (d’après Georges Bohas, l’Illusion de l’arbitraire).
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En français ce qui se rapporte au nez (du latin nasus) est marqué par cette consonne nasale : nez, narines, naseaux, nique (au nez), nase (argot), nasillard, renifler, renâcler, sinus, rhinite. Ainsi on observe une relation systématique entre une consonne et une zone anatomique. Dans son Dictionnaire raisonné des Onomatopées en 1808, Charles Nodier affirmait déjà que « chaque touche vocale est appropriée à deux ou trois sons particuliers » et qu’il « ne faut pas s’étonner que le nom de ces touches ait été construit sur les sons auxquelles elles étaient affectées. Ainsi la nasale n indique le nez ». Il semble en effet que l’articulation nasale de la voix est à l’origine de l’emploi de cette consonne pour désigner cet appendice.
L’adage populaire dit que l’évidence se voit « comme le nez au milieu de la figure ». On peut avoir « quelqu’un dans le nez », le sentir ou ne pas le sentir, lui « tirer les vers du nez » pour obtenir des confidences, le « mener par le bout du nez », « fourrer son nez » dans ses affaires ou « avoir le nez fin » quand on détecte ce qu’il nous dissimule. Certains « se piquent le nez « ou ont un verre dedans. D’autres « piquent du nez ». Sans oublier cette croyance du « nez qui bouge » quand on ment ou « le nez qui s’allonge » comme Pinocchio. L’histoire de ce pantin ne relève pas tout à fait de la fiction. Des chercheurs espagnols ont montré grâce à une caméra thermique qu’au moment de mentir, le nez ne s’allonge pas, mais gonfle et se réchauffe. Bref, le nez est aux premières loges dans la détection de ce qui cloche chez soi ou chez l’autre et en dit long sur l’aptitude de ‘’l’hume-main’’, pourtant érodée par l’évolution de l’espèce, à flairer le danger, ou sa propension à laisser sourdre des informations malgré lui. Nombre d’expressions populaires concernent des zones de notre anatomie (bouche, yeux, oreille, tête, main, pied, doigt, langue, cœur, cul...) témoignant de l’anthropocentrisme du langage humain qui prend en charge les expériences corporelles. Les jeux de ces expressions parlent des émotions et du monde sensible à partir de repères somatiques qui permettent sa saisie : à vue de nez, au pifomètre, à portée de main, à l’œil nu, d’un coup d’œil, de bouche à oreille, casser les oreilles, faire une tête de six pieds de long... Ces expressions permettent de dire avec les zones du corps comment on appréhende le monde avec lequel on est en contact permanent. La pensée humaine s’organise à partir du corps, elle incarne le monde, l’incorpore grâce à nos organes des sens.
Dans la langue de l’inconscient, la consonne /n/ renvoie à un triple sens : vie/négation/eau. Elle évoque la vie avec le mot d’argot ‘’nœud’’, une vie n qui initie naissance (du latin nascentia) et nativité (emprunt au bas latin nativitas), nid, nidation (embryon), nature, nourriture, nutriment... La Nativité et Noël avec la majuscule concernent la Bonne Nouvelle de l’arrivée d’un Prophète qui annoncera la Résurrection de la Chair, sa ReNaissance. La négation en français « non, ne, ni, nenni » va jusqu’à l’anéantissement, le néant, la nullité et s’exprime par cette consonne nasale dans de nombreuses langues :
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Afrikaans : nee - Anglais : no - Belge: neni - Bengali : na - Biélorusse : nie - Bosniaque : ne - Breton : nann - Bulgare : né - Catalan : no - Cingalais : nae - Corse : nò - Créole guyanais, réunionnais : non - Croate : ne - Danois : nej - Espagnol : no - Féroïen : nei - Finnois : nenä - Frison : nee - Gallois : nage - Germanique : nein ( Alsacien : naï) - guarani : nahaniri - Islandais : nef - Italien : non - Kurde : no, na - Latin : non - Letton : ne - Luxembourgeois : neen - Néerlandais : nee - Normand : nenn/nenni - Norvégien : nei - Pakistanais : na - Polonais : nie - Portugais: nao - Roumain : nu - Russe : niet - Sarde : no - Serbe : ne - Slovène : nie - Suédois : nej - Surinam : nee - Tchèque : ne - ukrainien : nu - yiddish : nein .
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Pour le signifiant ‘’nez’’, on ne peut exclure la vie comme caractéristique et son homophone ‘’né’’ nous y invite. La respiration indispensable à la vie (inspiration et expiration) passe normalement par les fosses nasales chargées de tempérer l’air entrant ou sortant. La graphie même du N suggère ce va-et-vient de l’air. L’eau aussi est évoquée par l’exsudat nasal : « mon nez coule comme une fontaine ». De même pour le signifiant ‘’Nil’’ son courant <il> d’eau <N> engendre la vie dans le désert égyptien, mais peut l’anéantir par ses crues.
Tous ces exemples réfutent la théorie illusoire de Saussure en démontrant que tout est motivé dans la langue.
Science sans conscience n’est que ruine de l’âme !