PAON(N)AZ/PAON(N)ACE
Il relève sa robe à queue toute lourde des yeux qui n'ont pu se détacher d'elle. (Jules Renard)
Ce mot a en fait de nombreuses variantes : peonaz (peonace au fém. chez CdT), poonaz, ponnaz… Au masculin, on écrit en théorie -z au cas sujet masculin, -s au cas régime, mais l’adjectif ne se trouve guère qu’au féminin, la suite fera comprendre pourquoi.
Le mot est un dérivé demi-savant du latin pavonaceus, utilisé par Pline l’Ancien une première fois pour caractériser un mode spécial d’agencement des tuiles, avec le sens de « semblable à la queue d’un paon »(1), une seconde fois pour qualifier la couleur d’une variété d’émeraude(2).
Il est peu utilisé dans les textes médiévaux et semble avoir eu un statut particulier : d’une part, on ne le trouve qu’exceptionnellement associé avec les couleurs dont nous avons parlé précédemment, d’autre part, il qualifie presque toujours l’escarlate(3) et, au moins à deux reprises d’après les exemples pris par Godefroy, la queue du cheval(4). Nous illustrerons ces emplois en nous contentant de deux exemples particulièrement significatifs.
1° Le seul passage où Chrétien de Troyes utilise le mot est dans le Chevalier au Lion, aux v. 230-1 de l’édition Champion :
(La fille de l’hôte qui héberge le chevalier Calogrenant lui fait l’honneur des lieux)
et m’afubla d’un cort mantel
vair d’escarlate peonace.
La syntaxe fait qu’il n’est guère aisé de se représenter ce mantel (manteau d’apparat). C. Pierreville traduit (éd. Champion) :
Et me revêtit d’un court manteau moiré, taillé dans une riche étoffe bleue de paon.
De son côté, M. Rousse propose (éd. GF) :
Ensuite, elle me mit sur les épaules un court manteau, bleu-paon, en soie fourrée de petit-gris.
Mais, comme on le voit, la difficulté porte essentiellement sur la façon dont il faut interpréter le mot vair ; quant à la couleur désignée par l’adjectif et la manière de la traduire, j'y reviendrai.
2° Dans le Roman d’Alexandre, on trouve une description assez pittoresque de Bucéphale, le cheval que seul le héros, encore enfant, est parvenu à dresser (v. 430-433 de l’éd. Champion) :
Les costés a bauçans et fauve le crepon, (bauçans = « tachetés » ; crepon = « croupe »)
La queue paonnace, faite par divison, (5)
Et la teste de buef et les ieus de lion,
Et le cors de cheval, por ç’a Bucifal non. (non = « nom »)
L. Harf-Lancner traduit ainsi le v. 431 (Livre de Poche, Lettres gothiques) :
La queue violette comme celle d’un paon, par les soins de Nature,
N’en déplaise à la traductrice de ce roman, je ne suis pas absolument persuadé que paonnace désigne bien ici une couleur. Certes, Bucéphale n’est pas un cheval ordinaire : il présente une réunion de parties d’animaux différents, à la manière des créatures légendaires que l’on trouve décrites dans les bestiaires de l’époque(6), mais il faut cependant noter que les deux premières couleurs, bauçans et fauve, n’ont rien d’inhabituel ; il peut alors sembler étonnant que seule la queue, d’une nuance de bleu sur laquelle nous reviendrons, détonne au point de rendre la farouche monture presque ridicule. Je serais prêt à hasarder l’hypothèse que le rapprochement se justifie plutôt par le port ou la conformation de la queue, que l’auteur imaginerait suffisamment longue et fournie pour faire penser à celle du paon(7).
Mais en admettant qu’il ne s’agisse que de couleur, avec paonace, une difficulté se pose : quelle est la nuance exacte exprimée par ce mot ? Les traducteurs ne semblent guère s’accorder…
Et c’est inévitable. J’ai dit précédemment qu’il était vain de se lancer dans des recherches trop précises en la matière, l’appréciation des couleurs et leur désignation pouvant varier suivant les époques et les auteurs. Je me contenterai donc de quelques remarques succinctes.
- L. Harf Lancner, qui propose « violette » semble suivre Godefroy, pour qui le mot désigne :
une haute nuance de bleu violet rappelant la couleur du plumage du paon.
Même si l’on peut trouver que la queue d’un paon n’est pas violette, c’est bien cette couleur que l’on retrouve dans le mot italien correspondant, toujours utilisé :
paonazzo (meno com. pavonazzo, ant. pagonazzo) agg. e s. m. [der. di paone, pavone, perché è uno dei colori della sua coda]. – 1. agg. Di un colore viola piuttosto scuro: la mozzetta p. dei canonici; le calze p. dei vescovi; avere le mani p., il viso p., per il freddo; il naso p. di un ubriacone; un sozzo bubbone d’un livido paonazzo (Manzoni)(8).
- Comme on l’a vu, d’autres traducteurs préfèrent le mot moderne « bleu de paon », qui semble a priori plus juste si l’on considère que ce mot est le substitut moderne de paonace qui n’a guère dépassé le stade du moyen français. Mais là encore, une difficulté apparaît car si le tlf (version en ligne) donne bien le sens de « bleu-vert » à bleu de paon :
Bleu (de) paon, couleur de queue de paon. D'un bleu vert (qui rappelle celui du plumage du paon)(9),
Greimas écrit de son côté, d’une manière un peu déconcertante :
D’une couleur bleu paon qui est une nuance de bleu violet(10).
On n’est donc guère assuré non plus du sens que les modernes donnent à « bleu de paon » !
D’un côté, semble-t-il, le violet ou le bleu violet, sans doute en référence au plumage du corps du paon, presque uniformément indigo, de l’autre, peut-être le bleu-vert présent sur la queue du paon. Impossible de trancher.
Une aporie de plus.
Mais pas pour Giono :
Et souvent, quand ils étaient côte à côte lancés ventre à terre dans la houle des plateaux déserts, l’oiseau sautait sur les épaules de Mon Cadet et ouvrait brusquement derrière la belle tête dorée sa grande roue de plumes vertes. (J. Giono, Deux cavaliers de l’orage, éd. Gallimard) (11).
Notes :
(1) Pline, Histoire naturelle, XXXVI, 44 (signalé par Gaffiot, dont je modernise la référence).
(2) id., XXXVII, 18 (ignoré par Gaffiot).
(3) Je rappelle que les mots escarlate et porpre peuvent désigner des étoffes non nécessairement teintes dans des nuances de rouge.
(4) Se reporter à la version en ligne du Dictionnaire d’ancien français de F. Godefroy, qui cite on ne sait trop pourquoi des variantes du même passage du Chevalier au Lion.
(5) L’expression par divison (ou devison) est malaisée à comprendre ici : L. Harf-Lancner interprète trop, me semble-t-il.
(6) Selon les critères médiévaux, et quel que soit le sens qu’on doive finalement donner à paonace, l’animal décrit symbolise la fierté (paon) la force (bœuf) et la puissance royale (lion).
(7) Plutarque, au chap. 61 de sa Vie d’Alexandre (éd. Guillaume Budé, coll. Les Belles Lettres) ne dit rien de tout cela : il signale simplement que Bucéphale appartenait à la race thessalienne ; or cette dernière se caractérisait par une tête et une encolure puissantes, c’est une des raisons qui expliquerait le nom donné au cheval (« tête de bœuf »). Ni Arrien, ni Pseudo-Callisthène, dont s’inspire l’auteur médiéval, n’évoquent une telle hybridation. Sur le mythe de Bucéphale, v. Émilie Glanowski, Bucéphale, compagnon d’exception d’Alexandre : la construction d’un mythe, dans le numéro 7 de la revue Circé (automne 2015).
J’ajoute que mon hypothèse rendrait mieux compte de divison, dont un des sens signifie « manière », « sorte ».
(8) Vocabolario Treccani (éd. en ligne). On notera les sens figurés de l’adjectif.
(9) C’est aussi la couleur qui domine dans les nuanciers commerciaux ou officiels modernes.
(10) A. J. Greimas, Dictionnaire de l’ancien français, éd Larousse.
(11) La queue du paon étant loin d’être unicolore, il n’est pas interdit de penser que l’adjectif paonace pût suggérer que l’étoffe, en plus d'être teinte en violet ou en bleu-vert, était « moirée » ou « diaprée ». On retrouve cette idée dans le sens d’ « étoffe à fleur diaprée [de violet] » que prenait l’adjectif substantivé d’après Godefroy (op. cit.). Tel est bien du reste le sens donné à vair (lat. varius) par C. Pierreville dans le passage du Chevalier au Lion que nous avons cité).
Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil