Sujet : L'écrit est-il devenu un recul ?
Dans Les Wendats, une civilisation méconnue, Presses de l’Université Laval, 1994, E. Sioui écrit :
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[…] La première condition pour une vie sociale de qualité est l’accès à la connaissance et à l’information, ainsi que la participation libre aux affaires publiques. Or, sous ce rapport, les traits culturels des Wendats ne pouvaient manquer de causer l’émerveillement des clercs européens, pour lesquels la connaissance réservée aux élites était un critère évident d’un haut degré de civilisation. Comme le note le père Brébeuf en 1636 :
Il n’y en a quasi point qui ne soit capable d’entretien, et ne raisonne fort bien et en bons termes, sur les choses dont il a connaissance ; ce qui les forme encore dans le discours sont les conseils qui se tiennent tous les jours, dans les Villages en toutes occurrences. Quoique les Anciens y tiennent le haut bout, et quoique ce soit de leur jugement que dépende la décision des affaires ; néanmoins, s’y trouve qui veut et chacun a droit d’y dire son avis (Relation des jésuites, 10 : 212).
L’éloquence était une école à laquelle les jeunes avaient libre accès, et un don que possédaient la plupart des Wendats et leurs voisins. « Ils ont quasi tous plus d’esprit en leurs affaires, discours, gentillesses, rencontres, souplesses et subtilités que les plus avisés bourgeois et marchands de France », écrivait, en 1638, le père François du Péron à son frère Joseph, également missionnaire jésuite (Relation des jésuites, 15 : 156). Deux jeunes Wendats, Satouta et Tsiko, placés au séminaire pour garçons [sic] que les jésuites tentent de fonder à Québec en 1637, font l’admiration des pères pour leur habileté oratoire prometteuse*. Tsiko, le plus jeune et « le moins instruit », avait, rapporte le père Le Jeune, « une très rare éloquence naturelle ». « Le soir, comme je le faisais quelquefois discourir, raconte le père Daniel à Le Jeune, il colorait son discours de
* En note 164 : Ces deux garçons mourront tôt après, au séminaire. […]
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figures, de prosopopées, sans avoir autre étude ni avantage qu’une belle naissance, il formait des dialogues fort naturels. Bref, il s’animait en discourant avec une telle grâce et naïveté en son langage qu’il ravissait ses compagnons et moi avec eux » (Relation des jésuites, 13-58). Le père Brébeuf, pour sa part, fut d’avis que la force de persuasion d’un certain orateur qu’il lui fut donné de connaître (Relation des jésuites, 10 : 244) eût pu facilement le faire comparer à Tite-Live.
J'ai voulu apporter, via Sioui, ces témoignages de missionnaires sur ce forum parce que je les trouve d'autant plus précieux pour nous qu'ils nous en apprennent, d'une manière, subjectivement, sur notre propre XVIIe siècle : ce regard de personnes fort cultivées sur ce qu'on peut appeler l’intellectualité wendate nous montre, par exemple, qu'encore au XVIIe la place de l'oral dans notre culture et dans notre éducation était certainement beaucoup plus importante que de nos jours, alors que déjà l'imprimerie était là. Car ces jésuites ne s'étonnent pas que la culture wendate ne souffre pas de l'absence de l'écrit. Je pense vraiment que ce n'est qu'au XXe siècle que l'écrit a pris le pas, dans notre société, et de l'école primaire à l'université, sur l'oral et que nous en souffrons beaucoup, de beaucoup de points de vue : nous avons perdu bien plus que l'éloquence.
Je pense qu'il y a moins d'écart entre ces jésuites du XVIIe et un stade purement oral de la civilisation comme celui des Wendats, qu'entre ces mêmes jésuites et nous : ils se comprennent fort bien, au final, sauf sur les questions de religion ou sur certaines morales qui s'y rattachent où, pour le coup, à notre époque nous serions sans doute plus ouverts. Les sociétés étaient fort différentes, aussi, encore que la nôtre, au XVIIe, ne nous est peut-être pas si bien connue. Exemple de nos paysans qui n'avaient le droit de se marier qu'à trente ans, ce qui me pousse à redouter pour eux un statut d'esclave parmi les plus durs et entiers qui furent connus.