(Je ne devrais pas être là, mais je suis obligé de laisser une trace : je vais très certainement utiliser cette superbe donnée pour mon propre compte, bien sûr en renvoyant à ce fil, comme je l'ai déjà fait à/en d'autres occasions . Voici en quelques mots ce que j'en pense pour l'instant, réaction circonstancielle et qu'il faudrait étoffer).
D'abord, merci pour le traitement dénué de moquerie. C'était la condition pour qu'on approfondisse le sujet. Voici quelques compléments aux remarques stimulantes de yd :
A. "œillère" est un mot difficile à plusieurs égard.
1) Il est difficile à orthographier.
L’initiale fait hésiter pour les mêmes raisons que lorsqu’il s’agit d’écrire le non dérivé "œil". La gemellité bien connue de "œil" et "œuf" suggère à certains un "u" incongru.
La notation du son [J] est une des difficultés du français : ï, i, ILL, LL, y...
2) Pour la finale du mot, la difficulté orthographique rejoint une difficulté de forme :
Replacé dans la série qui contient également "têtière", "jambière" et "(sous-)ventrière", ce mot présente donc un suffixe commençant par le son [j-]:
"-i-ère"
Or "œil" présente lui-même un [j]. La suffixation entraîne dans ce cas l’absorption du [j] initial. Bref, "œil" + "-ière" => "œillère" implique ceci :
[œj] + [jEr] => non pas * [œjjEr], mais [œjEr]. Un [j] manque à l'appel.
Nota bene. Il existe plusieurs façon de rendre compte de ce phénomène, et même de l'exposer (identification et épellation du suffixe etc.). Cela nous entraînerait loin de notre sujet.
La notation de cette absorption nécessite un redoublement qui est une des difficultés orthographiques notoires des écritures alphabétiques. En particulier parce que la frontière entre les deux constituants du mot ainsi construit devient non localisable :
"œil-lère" ?
"œill-ère" ?
"œi-llère" ?
Question qui rejoint le point précédent, mais dans le sens inverse (reconnaissance de l'écrit) : qu'est-ce qui note [J] ? Pourquoi est-ce différent dans "œil" et dans "œillère" ? Questions que se pose, qu'il le veuille ou non, celui qui doit écrire ces mots et peine à le faire. Aucune de ces difficultés n'est présente dans "ornière".
B. "œillère" est phonétiquement très proche de « ornière »
La seule différence vraiment irréductible entre ces deux mots suffixés pareillement, c’est la différence entre deux séquences qui ont un air de famille phonétique – la sonante [J] d'une part, la séquence de sonantes [RN] d'autre part:
oeILLère / oRNière.
L’initiale [œ] de "œillère", ou plutôt de sa base, quant à elle, alterne par ailleurs avec « o » : œil / oculaire - oculiste - ocelle etc. Cf. aussi "œuf / oval", "cœur / cordial".
D’où les rapprochements indiqués par yd, que chacun peut poursuivre à son gré (nos "grés" respectifs n'étant bien sûr que partiellement congruents) :
- "orner, or" => ce qui capte le regard
- "oral, orifice, urne" => trou
C. Des associations de sens partagées : canaliser / bloquer / empêcher (d’où « retirer »)
L’association relevée par yd est en outre soutenue par le procédé de suffixation :
- une têtière est ce qui soutient le mors du cheval
- une jambière protège (et, du coup, enserre / entrave) la jambe
- une ventrière – idem.
ENVOI : Une remarque conclusive sur la méthode.
On pourrait rétorquer :
1) "Impossible/Inutile de prouver la pertinence de ce faisceau de données pour expliquer la confusion en jeu" (cf. la réaction de pascalmarty, au demeurant très naturelle)
2) de toute façon, impossible de prévoir que certains emplois de "œillère" se trouvent captés par "ornière".
Il est exact que ce fait relève de la contingence ; tout au plus pouvait-on savoir a priori que "ornière" était un meilleur candidat que "geôlière" ou "arrière". Mais personne ne se serait jamais posé la question si la confusion n'avait pas été attestée.
Tel est le lot commun de toutes les études impliquant des phénomènes historiques, au sens large d'événements prenant place dans une suite chronologique ouverte (l'histoire des sciences de l’homme donc, mais aussi les sciences de la vie, la géologie, la météorologie…) : le fait contingent, qu’on observe (si on le veut bien ! il faut être à l’affût) crée un précédent, et engendre du coup, en lui-même, les règles qui permettent de rendre compte de sa survenue.
La trouvaille de gb est un beau cas d'école.