En réalité, les gens informés n'étaient pas sans savoir que la police avait l'œil très ouvert sur les établissements suspects de la rue Galande et que les malfaiteurs avertis n'allaient pas de gaîté de cœur se jeter dans la souricière. Mais, le sachant, les héros de « la haute » se targuaient plus commodément d'un courage facile. Donc, on s'offrait comme une partie de plaisir (et d'un ragoût spécial) d'y courir des bordées nocturnes, d'amener là quelque soupeuse en appétit d'amusements canailles et d'y éprouver, côte à côte - sans doute afin de mieux savourer ensuite à leur prix les douceurs d'une moelleuse intimité -, le frisson nouveau des répugnants contacts. On en arrêtait le plan d'avance, par snobisme. On voulait avoir vu, pour le dire. Inutile de remarquer qu'à cette fantaisie ne correspondait le moindre battement de cœur pour la souffrance humaine. La voiture, fiacre banal ou coupé discret, avait quitté la ligne éblouissante du boulevard et les larges avenues bordées de maisons hautes comme des édifices. Elle enfilait le dédale des rues . obscures aux pavés cahotants, tournait encore et stoppait devant un large portail balafré de rouge. C'était la. On allait donc s'amuser ! Le couple en liesse d'aventure a poussé la porte. Il hésite un moment, recule, enfin passe le seuil. Une atmosphère âcre et chaude l'enveloppe d'abord et le saisit à la gorge. C'est un air chargé de senteurs inquiétantes : émanations acides des corps et des vêtements, relent des baleines, fermentation des alcools absorbés et rendus. aromes exécrables des pipes refumant des bouts de cigares déjà fumés et macérés de la veille ou du matin dans la boue du ruisseau. Pouah! la première impression n'a rien de suave. En face luit le comptoir d'étain.
C'est là qu'on verse le rhum, le cognac et les marcs
À qui veut mettre trois « pétards »
Dans le commerce.
À l'entrée des femmes, l'œil atone, la figure hâve, regardent dans le vague, ou, assommées de fatigue, dorment, les bras croisés sur une table, la tête enfoncée dans l'estomac, et comme englouties sous des amas de hardes. Par intervalles s'élève dans leur coin une plainte, un gémissement d'enfant, comme pour rappeler toute la gamme des tristesses possibles. De côté et d'autre, des gens somnolent, et quelques-uns rêvent, les yeux ouverts, avant de se replonger bientôt dans les ténèbres de la rue. Le spectacle n'est point banal pour ces élégants, qui ont en le goût, le goût bizarre de flairer de près l'odeur de la pauvreté honteuse. lls ne sont pas très rassurés, pourtant. Les mines, autour d'eux, ne sont pas des plus engageantes. Mais on est hospitalier, au Château-Rouge. Les physionomies rechignées se sont adoucies déjà; elles se plissent d'une grimace, qui ressemble à un sourire. « On est tous frères, n'est-ce pas ? »
Aussi bien, les professionnels de l'établissement sont habitués à ces visites. Ils sentent venir la pratique et ne la lâcheront plus qu'à bon compte. Un individu se détache du groupe stationnant debout , devant le comptoir. C'est un petit maigre, au visage glabre, vieillot et souffreteux; l'air fûté, cependant, et obséquieux à la fois. Il s'offre à convoyer le patron et la patronne à travers « la cité infernale », comme il ne manque pas d'appuyer sur le mot, en homme qui n'en est pas à sa première expérience de battre monnaie sur ce fonds de gueuserie . Mais ce ne sera sans avoir d'abord vidé une rasade à la santé des étrangers. Les étrangers mettent la main à la poche. Les litres circulent. Chacun et chacune se précipitent, le verre en main, à la distribution.
C'est le moment d'entendre le chanteur de l'établissement. On fait le cercle. Il va resservir, pour une centième fois, au moins, la Marseillaise de la place Maub '. Il dévidera dans le jargon cher aux membres de la grande et honorable corporation des mendigots, des voleurs et des assassins, les refrains aux notes stridentes, chargés de menaces aux heureux du jour. Dans ces cris de révolte, dans ces allusions formidables, mais déjà marquées d'un cachet d'archaïsme tranquilisant, on sent passer un grondement d'orage. Le snob a frémi sous son léger vêtement. Dans ce décor « d'attrappepantes [???] », à cette heure de la nuit, et l'illusion aidant, il entrevoit des réalités gênantes. Il ne se souvient plus que le boulevard est à quelques mètres de là, que la police doit, en ce moment, se promener les mains derrière le dos dans les parages de la rue Galande. Il voudrait bien n'être pas venu. En un mot, il a le trac. Mais ce n'est qu'une alerte de son imagination effarée. La chanson est finie. Le farouche déclamateur avance la main; il quête sa récompense. D'autres l'imitent, qui ont eu la peine de l'applaudir. Et il n'en va rien de pis qu'une nouvelle manne de sous tombant à la ronde dans les casquettes poisseuses. Pour peu que la scène se prolonge, qu'une goualeuse de l'endroit, piquée d'émulation, se mette à piauler' la Hure, que le chanteur comique coiffé du traditionnel bonnet blanc ajoute ses pitreries au programme, que le Bancal se révèle avec sa chanson en souvenir de la Commune, que surviennent aussi le guitariste, le faiseur de portraits et les jongleurs avec leurs poids et les diseurs de bonne aventure, et d'autres artistes à régaler, notre élégant finira par se demander si la veillée n'eût pas été moins chère au Café Américain.
Sa compagne, que cet air vicié suffoque et qui a la vague impression, sous ses jupes de soie, de sentir passer des fourmillements de mauvais augure, pèse sur son bras ; elle aimerait à s'esquiver . Mais l'obligeant remorqueur ne les lâchera pas qu'il ne les ait saturés de couleur locale. Il les mène au mur du fond de la pièce, réservée aux buveurs.
Une fresque grossière s'y dessine. La peinture est digne du cadre. C'est une guillotine appuyée sur des centaines de têtes de morts, et toute noire du vol des corbeaux. D'autres tableaux répondent à ce sujet macabre. En face, on voit deux gendarmes arrêtant un vigoureux criminel, tout éclaboussé de sang. Ailleurs, c'est un assassin pris de remords, que l ' on confronte avec sa victime et qui tombe à genoux devant elle . Plus loin, enfin, des vautours se se baignent dans un flot de sang humain . Terreur ou dégoût, les bourgeois ne demandent pas à stationner devant ces allégories de tapis-francs. D'ailleurs, l'instant presse d'en finir, de monter au premier étage et de glisser un œil dans la chambrée commune, où il n ' y a que des hommes, dormant sur le plancher nu, les membres ankylosés, par tas, comme des paquets de misère. Un jet de lumière... le gaz tout grand ouvert et qu ' on referme le temps de se remplir la prunelle de ce hideux grouillement. Un buste se dresse, on aperçoit dans le passage rapide de l'ombre à la clarté crue , « une face congestionnée par un mauvais somme qui regarde devant elle avec des yeux fous , et retombe [cité de Huysmans] ». Et c'en est fait. On n'a plus qu'à redescendre et à regagner le vestibule du cabaret.
La visite est terminée.