greg a écrit:Sur l'invraisemblance de tout bilinguisme à Rome, ton argument ne tient pas : nous avons la diglossie latinogrecque élitaire. Sur la réalité d'un bilinguisme hors le grec, ta position est essentiellement fondée sur les lacunes de notre temps, lesquelles seront peut-être les révélations de nos continuateurs.
Je n'ai jamais nié le bilinguisme latin-grec ; en revanche, il m'a paru trop osé de la part de ce monsieur Cortez quand il prétend fournir des "preuves" pour l'existence d'une langue très distincte du latin dont seraient issues les langues romanes. Je me dis : s'il y avait eu un vrai bilinguisme entre un « italien ancien » comme langue à part et un latin uniquement reservé à l'écrit, nous en aurions des témoignages, ou du moins un terme spécifique que reservaient les Romains à cette langue. Mais pour l'instant, les indices portent à croire que les Romains ont perçu la variété qu'ils écrivaient et les variétés qu'ils parlaient comme appartenant à une même langue : le latin.
greg a écrit:Tu rejettes, et c'est légitime, l'idée d'évolution lente, que Cortez croit illustrer par le grec, en te servant d'un exemple à ton tour. Or l'anglais est le plus mauvais exemple qui se puisse choisir pour débattre du changement que subit une langue livrée à elle-même. La vitesse et la portée des évolutions linguistiques en circuit fermé ne sont a priori pas celles qu'on relève dans le cas de langues en contact intime et durable avec des idiomes étrangers — surtout quand le parler autochtone est en position défavorable sur son propre sol.
Là, je ne comprends pas ton argumentation. Le français aussi a subi de tels contacts (superstrat germanique), il n'a pas été livré à lui-même.
Je ne suis spécialiste ni du latin ni de l'Antiquité, mais il me semble que <romanus> et <latinus> ne désignent pas la même chose. Le premier vocable renvoie à une ville ainsi qu'aux Empires qui s'en sont réclamés tandis que le second fait penser à un peuple issu d'un ancêtre mythique ou encore à une région d'Italie. Dans tous les cas la superposition n'est qu'imparfaite. Et d'ailleurs langue de Rome sonne quand même plus classe que langue des Latins... Plaisanterie à part, je n'affirme pas que Cortez est fondé à relier le vocable <lingua romana> à la signification {italien ancien}. Ça n'a d'ailleurs aucune espèce d'importance dans la mesure où le nom n'est pas la chose : notre débat porte sur une langue ancienne et non sur un glossonyme antique.
(...)
Alors ? Synonymie parfaite ou quasi-synonymie ?
Il est vrai que j'ai abregé les informations sur Kramer (je n'ai pas lu tout l'ouvrage, j'en ai retenu l'essentiel). En fait, Kramer dit que ce sont des quasi-synonymes. Dans la plupart des contextes, les deux termes pouvaient être utilisé sans changement ni de sens ni de connotation. Le plus souvent, lingua Romana sert à éviter une répitition du terme lingua Latina dans un même paragraphe, donc à paraphraser. Cependant, dans certains contextes, « lingua Romana » semble être connoté d'un peu plus de noblesse parce que connoté avec la ville de Rome (ça sonne "plus classe", comme tu as dit). Mais Kramer rejette l'hypothèse selon laquelle « lingua Romana » voulait signifier une langue différente.
D'ailleurs, à mon avis, cela a quand même importance de savoir si un tel terme pour une langue distincte du latin existe ou non : Car qui décide si une variété parlée est une langue à part ou un dialecte de la langue écrite ? Ce sont les locuteurs eux-mêmes.
Le suisse-allemand est considéré comme dialecte de l'allemand parce que les autochtones le considèrent ainsi, ils ne parlent pas d'une langue à part - même si ce dialecte est déjà très loin de l'allemand standard et considéré comme langue à part par des Romands qui ont appris l'allemand standard à l'école.
En revanche, on pourrait aisément tenir le norvégien et le suédois comme dialectes de la même langue si on considère les proximités de leurs systèmes linguistiques, de leur lexique etc. Mais les locuteurs eux-mêmes les considèrent comme deux langues distinctes (pour des raisons historiques/politiques, au fond : chacun des deux "dialectes" a une armée). Donc, le suédois et le norvégien sont deux langues.
Et le même raisonnement devrait s'appliquer au latin : si les Romains considéraient leur variété parlée comme distincte de leur latin écrit, ils auraient laissé trace d'un terme distinct ou d'un témoignage. Je te rappelle le passage de Varron que j'ai cité : Le peuple comme les poètes participent à l'usage de la langue latine. Ils ne parlent pas de deux langues différentes.
Andreas a écrit:Peut-être Cortez ne sait encore rien de l’existence des inscriptions pompéiennes, de l’Appendix probi, du Consentii ars, des écrits mérovingiens…
Justement, peux-tu nous éclairer sur le caractère vernaculaire, plutôt que véhiculaire, des documents que tu mentionnes ?
Alors :
Les inscriptions sur les murs de Pompéï (vers 78/79 après J.-C.) sont particulièrement précieuses parce qu'elles sont censées représenter l'usage linguistique du peuple et parce qu'on peut y voir des caractéristiques de ce qu'on nomme le latin vulgaire : chutes (nombreuses !) de consonnes (-m final, h- initial), lexique particulier, diminutifs, changements vocaliques (par ex. "que" au lieu de "qui"), constructions moins synthétiques...
L'Appendix probi (IIIe/IVe) et le Consentii ars (Ve s.) sont deux textes puristes qui veulent enseigner un latin classique et qui fustigent des « erreurs ». On pense que les « erreurs » mentionnées sont indicatifs pour l'usage réel de cette époque. Ces grammaires blâment, entre autre, les diminutifs, les syncopes, des chutes de consonnes, des régularisations/simplifications/réductions des déclinaisons. L'appendix Probi se laisse sans doute aussi trouver sur internet quelque part.
Quant aux écrits tardifs, c'est à Frodebert et à Egérie que j'avais pensé. Leur latin est parsemé de de changements de sens, des constructions analytiques, l'emploi de "ille" et "ipse" comme article défini et des alterations de mots (substitution de consonnes).
La technique et l'érudition font défaut à l'auteur. Le ton iconoclaste est imposé par le choix du pamphlet. D'où l'impression d'un incroyable amateurisme doublé d'une arrogance sans limite. Fort de l'audace des naïfs, Cortez s'est choisi un adversaire de taille : une prestigieuse tradition universitaire solidement établie. Il n'en reste pas moins qu'on attend toujours la confirmation probante que l'ancêtre des langues romanes est bien le latin et non un "cousin" italique qu'on pourrait qualifier de paléoroman. On aimerait également savoir pourquoi tout étymon roman, dont la tradition antiromane n'a pu établir l'origine latine, est, en général sans le moindre commencement de preuve, systématiquement réputé provenir du germanique ancien.
Il est vrai que son ouvrage n'est pas sans mérite et sans justification quant aux critiques portés vers la linguistique « traditionnelle ». C'est peut-être parce que les deux côtés (Cortez comme une partie de la linguistique actuelle) ont des visions qui les enferment quelque part : Cortez dans sa conception de l'homogénité de toute langue : je crois pouvoir lire dans son ouvrage une absence de l'imagination des variations diatopiques, diastratiques etc. dans une même langue. Pour lui, le latin est homogène et il n'a jamais changé. (c'est peut-être du aussi au fait qu'il est Français. Le français est fortement normé aujourd'hui et les différences régionales dans le français d'aujourd'hui sont beaucoup moins fortes que dans d'autres langues)
Quant à la linguistique traditionnelle, elle est peut-être aussi prisonnière d'une vision : celle d'après laquelle le latin vulgaire est qqch. comme le successeur du latin écrit. Les traités de phonétique historique partent du mot en latin classique, pour ainsi montrer quel son a changé pour que ça devienne le latin vulgaire et ainsi de suite.
En réalité, je pense que nous devons nous imaginer que le latin vulgaire a toujours coexisté avec le latin classique comme variété italique, avec des caractéristiques propre à elle. Dans ce sens, je suis tout à fait d'accord avec Cortez et avec toi. Mais je ne suis pas d'accord quand il dit que cette langue parlée aurait été clairement distincte du latin écrit et ainsi été une langue à part, fermée et sans connection aucune avec le latin classique.