Merci Lévine pour votre longue réponse. Ce remerciement initial ne présage aucunement des récriminations ultérieures car comme je vous l'ai annoncé sur le fil sur Saussure, je ne me permettrai plus aucune remarque irrespectueuse même si on m'attaque agressivement. On peut ne pas être d'accord et respecter le point de vue de l'autre.
Je vais vous faire part de mon point de vue en commentant vos propos.
Lévine a écrit:Pour moi, toutes ces onomatopées (souvent empruntées), ne sont que des codifications.
Quand on a vraiment mal, on ne dit pas aïe, sans quoi toutes les langues auraient le même "mot".
Un chat siamois ne miaule pas en langue thaïlandaise.
Je serais plus nuancé que vous. La douleur, comme vous le dites, s'exprime bien dans les langues par un langage déjà codé. Est-il vraiment arbitraire ou ne dépend-il pas du registre phonémique de la langue maternelle ? IL faudrait s'entendre sur le terme codification : pour vous je suppose qu'il s'agit d'une codification conventionnelle sociale que je peux accepter au point de vue du conditionnement mais qui repose en premier sur une réaction biologique :
Quand on a mal, on devrait extérioriser sa douleur par un cri qui permet une décharge à la fonction d'exutoire. Malgré la liste incomplète que j'ai présentée, on remarque que dans une majorité de langues, l'onomatopée codifiée de la douleur est le plus souvent initiée pat une voyelle ouverte essentiellement le [a] et secondairement le [o].
Le cri de douleur spontanée n'est pas une onomatopée, c'est comme vous l'écrivez, davantage une interjection avec vocalisation d: [a] ou [o].
L’interjection est liée à l'expression spontanée chargée de reproduire l’expression impérieuse d’une émotion humaine. On peut regretter la pauvreté des dictionnaires sur ces petits mots invariables, employés pour traduire une attitude affective du sujet parlant. Elles correspondent souvent à la vocalisation, qui récite toute la gamme de nos voyelles qu'elles chargent d'émotions diverses.
Mais l'onomatopée de la douleur est plus qu'une interjection exprimée par une seule voyelle ouverte. Certes le premier réflexe est l'émission d'un a ou o ou ou, mais l'intensité d'une douleur entraîne un serrement réflexe des mâchoires avec passage d'une voyelle ouverte à une voyelle fermée, qui varie selon les langues
Lévine a écrit:Autrement dit, l'interjection subit le sort de toutes les unités linguistiques : la dérivation sémantique par l'usage. La plupart du temps, c'est le contexte qui va donner son sens à l'interjection : c'est une simple marque expressive, à peine extra-linguistique au départ, incluse dans l'ensemble des signes d'une langue à l'arrivée, et fonctionnant quasiment comme eux
Oui ces interjections ont en général plusieurs sens si l’on s’en tient à leur orthographe, mais il ne s’agit pas d’une réelle polysémie, car chaque sens s'exprime par une tonalité émotive spécifique:
Le "Ah!" français est une interjection expressive marquant un sentiment vif (plaisir, douleur, admiration, impatience...): “Ah ! Si les hommes voulaient s'aider ! Ah ! Si les femmes voulaient céder !” disait Labiche avec humour. C'est parfois une interjection d'insistance et de renforcement (ah ! que je souffre...). Il est évident qu’un ah de plaisir n’a pas la même tonalité qu’un ah de douleur ou d’impatience. Les langues orientales tonales jouent beaucoup sur cette variation de hauteur de son pour différencier leurs mots. Pour ce qui est du français, on peut observer que le ah de plaisir est plus long dans sa prononciation que le ah de désappointement ou de douleur, marquant l’acuité du mal. Le langage humain ne se limite pas à l'émission d'une suitede phonèmes ''désincarnés, si je puis dire.
Doublée, l'interjection ah marque la surprise ou la perplexité : Ah ! Ah ! Et redoublée “Ah ! Ah ! Ah !”, elle sert à transcrire le rire. Les mimiques d'accompagnement permettent de reconnaître le juste sens. “Ha !” sert à donner plus de force à l'expression ou exprime la douleur, la surprise. Han!l ibère la violence de l'effort.
“Oh !” est une interjection de surprise ou d'admiration, qui sert aussi à renforcer l'expression d'un sentiment quelconque.
Ces interjections ont des variantes et des utilisations différentes selon les régions de France. De même d’une langue à l'autre la transcription des bruits et cris de ce monde varie. Leur expression accompagnée de la mimique adaptée permet de mimer l'ensemble des émotions humaines, alors que leur contenu sémantique non émotif est assez pauvre. Seule l’oralisation leur donne un sens, ce sont des vocables. Mais l'onomatopée est-elle inférieure aux mots pour exprimer l'émotion ? Pas facile de mettre en mots ses émotions, même pour Victor Hugo : "Les mots manquent aux émotions" ce que confirme Montherlant : " Nos émotions sont dans nos mots comme des oiseaux empaillés".
Lévine a écrit:En ancien français, ai sert à "signifier" (et non manifester) la douleur, mais aussi la joie, une exhortation, etc... (ai ore ! = "Allons-y !", "du nerf !"). Il est souvent associer à la particule mi : aimi : "las !"
La différence subtile que vous établissez entre manifester et signifier la douleur du ai de l'ancien français, n'est-elle pas due simplement au fait que nous la connaissons que par de textes écrits ?
La frontière entre interjections et onomatopées reste floue. La définition même de l'onomatopée en fait une création de mots, alors que l'interjection reste essentiellement une vocalisation émotive, non ?
Lévine a écrit:En russe, ой signifie la douleur, mais aussi l'effroi, l'admiration, etc... Je peux même le faire suivre d'un élément modal, ой ли, pour signifier le doute. Quant à ох, il me semble davantage marquer le soulagement que la douleur, un peu comme ouf ! . En finnois, auts (emprunté, aucun mot ne pouvant se terminer par -ts) signifie la douleur, mais aussi l'embarras et au a presque autant de sens que ой en russe.
Merci pour le russe et le finnois que vous connaissez bien. La caractéristique des interjections et de certaines onomatopées est bien leur polysémie. "Ouah !" en français peut marquer l'enthousiasme , le contentement, l'admiration, la joie, la surprise, alors que ouah ouah évoque l'aboiement du chien !
Ces vocalisations simples acquièrent un sens spécifique avec la mimique, la gestuelle, le contexte. Les interjections françaises avec toutes les voyelles témoignent tout de même que le phonème, le plus souvent isolé ,ne peut pas vraiment être qualifié insensé. C'est en phonologie le plus petit segment phonique, mais affirmer qu'il est dépourvu de sens ne me semble pas juste., ne serait-ce que par les interjections ! Et que dire du a ou du ai de avoir, du à, du au, du è de est (verbe être);du y, des ou et des où....
Lévine a écrit:
Autrement dit, l'interjection subit le sort de toutes les unités linguistiques : la dérivation sémantique par l'usage. La plupart du temps, c'est le contexte qui va donner son sens à l'interjection : c'est une simple marque expressive, à peine extra-linguistique au départ, incluse dans l'ensemble des signes d'une langue à l'arrivée, et fonctionnant quasiment comme eux. Au reste, les onomatopées sont un phénomène marginal.
Je suis d'accord avec vous pour la première phrase. Je le suis beaucoup moins sur le caractère marginal que vous accordez aux onomatopées. Le Dictionnaire des onomatopées de Pierre Enckell et Pierre Rézeau comportent 550 pages. Pour ces auteurs la fonction de l'onomatopée est essentiellement de faire entrer dans la langue les bruits du monde et accessoirement d'exprimer la soudaineté ou la rapidité d'un procès. alors que l'interjection est une lexie-phrase tradiusant une attitude du locuteur: déception, : flût, merde, zut, dédain :peuh, dégoût : fi, pouah, encouragement :allons, hésitation : euh, indifférence :bah, bof, soulagement : ouf , surprise ou admiration : eh, hé, oh, ah, etc. Les auteurs répertorient plus de 1000 onomatopées issues de la littérature française, et rien que ce nombre (bien moindre qu'en japonais) ne saurait les qualifier de phénomène marginal. Vous savez en outre que je leur prête un rôle de briques dans la formation des mots et je remplacerai marginal par fondamental. Il est évident que nous sommes d'un avis totalement opposé.