ANGE (chose promise, chose due).
Face à l’italien, qui dérive angolo de angŭlu(m) et angelo de angĕlu(m), le français, avec angle et ange ne présente pas une aussi belle régularité.
Commençons par le mot angle < angŭlu(m). L’étymon latin étant accentué sur la syllabe antépénultième, la voyelle pénultième atone [ŭ] a régulièrement subi la syncope. Ce phénomène, déjà présent en latin, s’est étendu en français a presque tous les mots de même structure, alors qu’il n’a touché les autres langues romanes que si la syncope remontait à l’époque latine, ce qui n’est pas le cas d’angŭlu(m). En français, on a donc eu l’évolution suivante :
angŭlu(m) > *ang(o)lo > angle, alors que l’italien, avec angolo, présente une forme non syncopée, du reste conforme à son caractère « demi-savant ».
Suivant ce principe, angĕlu(m) aurait dû aussi aboutir à *angle [angl(ə)]. Mais comme ce mot relevait du domaine religieux, une réaction savante a fait maintenir jusqu’au VIème siècle la voyelle pénultième atone. Entre temps, [g] était passé à [ʤ]. On a donc eu :
angĕlu(m) > *[anʤelo] > *[anʤele] (VIème siècle).
Or une telle formation contrariait la tendance du français à mal supporter la succession de deux syllabes atones, et surtout l’accentuation sur la syllabe antépénultième, dite paroxytonique ; c’est du reste ce qui avait provoqué la généralisation de la syncope dans les autres mots. Mais au moment ou les voyelles finales commençaient à s’affaiblir (VIIème siècle), la syncope a tout de même fini pas avoir lieu. On a eu alors :
*[anʤelə] > [anʤ(e)lə] > [anʤlə] (angle) largement attesté, bien que beaucoup plus tardivement.
Toutefois, le groupe [ʤ] n’entrait pas dans les habitudes articulatoires de la langue (ce qui avait sans doute concouru au retard de la syncope). Trois siècles plus tôt, la langue aurait sans doute trouvé une solution pour l’éviter (assimilation ou transformation du groupe [ʤl]) ; on trouve bien la forme mot angre [anʤrə] (angre), comme l’atteste l’écrit, mais ce n’était guère plus satisfaisant, et vers l’époque carolingienne, c’est finalement a consonne [l] qui a chuté, la voyelle atone finale se maintenant comme voyelle d’appui du [ʤ] menacé de disparaître à son tour par sa position… L’évolution a donc donné :
[anʤlə] > [anʤ(lə)] (IX-Xème) >[anʤə] (VIIIème ?) > [ɑ̃nʒ(ə)] (XIIIème) > [ɑ̃ʒ] (à partir du XVIème).
Quant aux graphies angele, angle, angre, que l’on trouve dans nos premiers textes, elles sont conservatrices et ne correspondent plus à la prononciation « moderne », comme l’atteste le quintil XVIII de la Vie d’Alexis, qui renferme – comme pour illustrer une leçon de phonétique – trois mots relevant du même traitement :
Puis s’en alat en Alsis la citet
Por une imag(e)ne dont il odit parler,
Qued ang(e)le firent par comandement Deu
El nom la virg(e)ne qui portat salvetet, ( = au nom de la Vierge qui porta (en elle) le salut)
Sainte Marie, qui portat Damnedeu. (= le Seigneur Dieu)
On voit clairement que les voyelles que j’ai mises entre parenthèses ne comptent pas dans la mesure. La syncope était donc observée en dépit de la graphie et, du fait de l’élision fréquente de la finale féminine du premier hémistiche devant consonne (cf. aussi firent) (décasyllabe à césure dite épique), je ne pense pas que le [l] ou le [n] finals de ces mots fût bien clair à cette époque…
Quant à la graphie angre, l’auteur – ou le scribe – du Roman de Guillaume de Dole, en faisant rimer le mot avec change (v. 4538-9), révèle que celle-ci ne correspondait nullement à la prononciation du mot au début du XIIIème siècle. Ici comme ailleurs, une certaine tradition s’imposait toujours…
La liste des formations ainsi tronquées est assez limitée (une quinzaine). On peut les diviser en deux groupes :
a) celui des mots a syncope tardive, présents dans l’Alexis :
- vĭrgĭne(m) > [virʤənə] (virgene) > [virʤnə] (virgne) (1) > [virʒ(n)(ə)] > vierge (le -ie est « moderne »).
- ĭmagĭne(m) > [imagənə] [imagene] > [imag(ə)(n)(ə)] > image (2) ;
b) celui des mots qui ne semblent jamais avoir subi de syncope, sans doute du fait du caractère imprononçable du groupe de consonnes qui en aurait résulté ; pour ces derniers, c’est toute la dernière syllabe qui a disparu, dès le VIIème siècle (Zink, Joly). La voyelle pénultième atone a joué alors le rôle de voyelle d’appui.
- episcopu(m) > [evescovə] > [evescə(və)] > évêque.
- principe(m) > [printsevə] > [prinsə(və] > prince.
(1) Nombreux intermédiaires, dont vierche, voirgne…
(2) Presque pas d’occurrences autres qu’imagene.
L’équivalent italien (florentin) de ces cinq mots est angelo, vergine, imagine, vescovo, principe…
Ce n’est pas pour rien qu’on parle d’érosion phonétique dans la formation du français !