Concernant le mythe numéro 1, j'ai commis il y a quelque temps un envoi sur une autre liste. J'ai pu repêcher dans les archives de cette liste ce mien petit texte, très marqué par un chauvinisme et nationalisme ringard, pour reprendre les termes de Son Excellence Monsieur l'Ambassadeur. Je n'ai pas trop envie de le relire, et je le livre donc tel quel, par copier-coller.
Sur le site de Trends, magazine économique flamand, je viens encore,
pour la tantième fois, et à ma grande exaspération, de voir exprimée
cette idée, devenue entre-temps une attaque classique contre la
langue française, presque un lieu commun, idée selon laquelle le
français serait une langue au vocabulaire pauvre, par contraste avec
l'anglais, dont on a coutume de prétendre du même souffle qu'il est
infiniment riche et nuancé. Qu'en est-il réellement ? Quelles sont
les preuves de cette allégation ? Car ladite allégation ne rejoint
pas mon impression personnelle : le français ne se signale nullement,
par rapport aux langues que je connais (dont l'anglais), par son
indigence lexicale. Il me semble qu'il y a là un abcès qui nous
empoisonne et qu'il conviendrait de crever.
Dans l'article en question, l'auteur s'appuie sur une « preuve » (de
la pauvreté française) tout aussi classique : l'épaisseur des
dictionnaires. Ainsi, le Robert et le Littré ne comptent que
respectivement 60 et 80 mille mots (sous-entendu : le français compte
donc seulement 60 et 80 mille mots), alors que le dictionnaire
d'Oxford en comprend plus de 600 mille (avec le même sous-entendu :
l'anglais est donc riche de plus de 600 mille vocables). Il y a
quelques mois, j'ai lu dans un quotidien belge de langue allemande
(qui n'est pas anti-français par ailleurs, je m'empresse de le
préciser) que le français compterait 100 mille mots, l'allemand 300
mille, et l'anglais 400 mille. L'article n'apporte aucun élément de
preuve, aucune référence, pour étayer cette affirmation, cependant,
là aussi, on en peut soupçonner l'origine : c'est, une fois encore,
la taille des dictionnaires usuels. En effet, 100 mille est le nombre
de mots du Grand Robert, 300 mille, celui du Duden, et 400 mille
celui du gros Webster (si mes renseignements sont bons). Prend-on la
mesure de l'énormité de ces affirmations ? Il y aurait donc, comme
l'insinue l'article de Trends, 500 mille mots de plus en anglais
qu'en français : est-ce à dire qu'il existe 500 mille choses que le
français est incapable de désigner, ou notions et idées que le
français n'est pas apte à exprimer ? Ou s'agit-il d'autant de nuances
que le français serait impuissant à rendre ? On ne peut être
qu'effondré face à de tels chiffres.
Mais cet argument (du nombre d'entrées dans les dictionnaires) est-il
pertinent ? Non bien sûr, c'est un critère tout à fait tendancieux,
et il suffit d'examiner et de comparer les différents dictionnaires
pour s'en convaincre. D'abord, il faut s'entendre sur ce qu'est un «
mot ». La définition du mot comme étant une séquence de signes
comprise entre deux espaces n'est pas satisfaisante en l'espèce, car
cela conduirait à ne pas considérer comme mots des ensembles tels
que « pomme de terre » parce que, par convention d'écriture, et
contrairement à ce qui se passe en allemand par exemple, les éléments
de ce type de composés ne sont pas soudés les uns aux autres. Il
vaudrait mieux parler de termes, ou d'unités lexicales, puisqu'aussi
bien les composés concernés fonctionnent comme tels (comme l'indique
le fait que l'adjectif qui s'y rapporte se place après l'ensemble ;
on ne dira pas « pommes rissolées de terre » mais « pommes de terre
rissolées ». Or, ces composés ne font pas, ou très rarement, l'objet
d'une entrée à part dans les dictionnaires français, mais sont
traités à l'intérieur même des articles (à quelques exceptions près,
comme « pomme de terre » justement, dans le Robert). Au contraire,
dans les dictionnaires allemands, les composés à la germanique sont,
forcément, autant de mots-vedettes. Comparer le nombre de mots, ou
plutôt d'entrées, du dictionnaire français et allemand est sans
pertinence, et ne permet aucune conclusion quant à la richesse
lexicale respective. C'est comparer des pommes et des poires.
À propos de pommes justement, jetons un coup d'oeil à l'article «
pomme » du Petit Robert. On y trouve comme composés : pomme à
couteau, pomme d'api, pomme de reinette, pomme à cuire, pomme à
cidre, pomme de discorde, pomme d'Adam, pomme d'amour, pomme de
merveille, pomme de pin, pomme de terre, pomme d'arrosoir, pomme de
lit. Soit donc : une seule entrée dans le dictionnaire, mais en
réalité 13 composés contenus dans l'article, composés sans conteste à
considérer comme des unités lexicales à part entière. Dans le
dictionnaire allemand, comme on peut s'y attendre, les composés
équivalents sont consignés en tant que mots-vedettes à part, pour ne
citer que ceux que j'identifie facilement (en ignorant Kartoffel,
pomme de terre, pour la raison que je viens de dire) : Essapfel,
Kochapfel, Zankapfel, Adamsapfel, Gießkannenbrause, Liebesapfel,
Wunderapfel, Tannenzapfen. C'est-à-dire, pour un nombre presque égal
de termes, une dizaine d'entrées dans le dictionnaire allemand pour
une seule entrée dans le Robert ! Mais on pourrait multipier ce type
d'exemples.
Le dictionnaire Webster va plus loin encore. Il répertorie comme
entrées séparées non seulement les termes de type « water mill » ou «
growth hormone », mais également des composés tels que « leave of
absence », « conservation of energy », et même (chose en revanche
très improbable dans un dictionnaire de français) une foule de termes
tels que « partial pressure », « partial product », « partial
differential equation », « partial differentiation », « partial
derivative », etc.. À ce compte-là, vous atteignez rapidement vos 400
mille mots ! On voit que juger de la richesse d'une langue suivant le
nombre d'entrées dans tel dictionnaire particulier est dénué de sens.
Puis il y a cet autre aspect de la lexicographie : quel est le degré
d'exhaustivité auquel on vise ? Quand vous feuilletez le Webster,
vous vous apercevez vite que celui-ci, pour parler familièrement,
ratisse plutôt large. Y sont recensés des tas de plantes exotiques,
des régiments entiers de bestioles obscures et bizarrement nommés qui
ne voient jamais la lumière du jour, une kyrielle de composés
chimiques sophistiqués, des myriades de noms d'enzyme, etc., dont les
équivalents existent évidemment en français, mais dont on ne retrouve
qu'une très faible fraction dans les dictionnaires français usuels, y
compris dans les plus fournis. S'y ajoutent force archaïsmes et
régionalismes. Les langages de spécialité (vocabulaire des métiers,
des sciences, etc.) comprennent chacun des milliers, voire des
dizaines de milliers de mots, et cela fait une sacrée différence si
vous décidez d'en inclure, dans votre dictionnaire, 1 pour cent, ou 5
pour cent, ou 10 pour cent. Les dictionnaires français traditionnels,
plus littéraires, apparaissent très sélectifs (peut-être un peu trop)
à nombre d'égards : très franco-français, plutôt réservé vis-à-vis
des néologismes, termes techniques répertoriés avec la plus grande
parcimonie, etc.. Alors de grâce, qu'on cesse donc de toujours
brandir cet argument pour faire passer le français pour pauvre.
Ah, tout ce long clavardage pour réfuter des affirmations qui
relèvent manifestement de la mauvaise foi et de la volonté de nuire,
mais qui sont complaisamment repercutées, notamment sur cette liste,
par certain hargneux et besogneux compilateur des tares, réelles ou
présumées, de la langue française ! Je m'en excuse auprès des
malheureux colistiers qui n'ont que le bas débit.
http://www.trends.be/CMArticles/ShowRelatedArticle.asp?
articleID=36865§ionID=1237 (en néerlandais).
TdP