Une vulgate lettrée de la « tradition française »
Le XIXe siècle sera, certes, celui de la Clé du Caveau de Pierre Capelle. Mais retenons d’abord cette dynamique, déjà évoquée précédemment, d’archéologie et d’édification de monuments (le terme s’étend aux objets de littérature) qui s’amplifie dans le cours du siècle et travaillera sur le secteur de la chanson en offrant au genre l’honorabilité d’une cause littéraire, et l’hospitalité d’une histoire nationale. Des « archéologues », des savants, des lettrés vont fournir de la marge documentaire au genre « chanson », développer des catégories internes (« chansons populaires » et autres) en leur procurant des corpus de formats. Que l’on pense par exemple aux grands projets d’enquêtes à l’échelle locale ou nationale, de « chants et chansons populaires » et à ce qui deviendra à partir des années 1870 environ, le folklore et plus tard la « chanson traditionnelle » - le timbre y constituera un lieu de controverses.
Et ce même siècle, à partir des années 1840, va fixer comme une « vulgate lettrée » de la chanson de « tradition française » que l’on appelle alors « populaire » ou « nationale », en puisant chez les chansonniers vaudevillistes du siècle précédent ou chez leurs héritiers des premières décennies du XIXème ; on y mêle vaudevilles, complaintes et romances, noëls, chants à danser, chansons patriotiques ou militaires et autres. Ainsi ces nombreuses publications à l’usage des salons, avec illustrations et accompagnements de piano, intitulées Chants et chansons populaires de la France, Chansons nationales et populaires, Chansons et rondes enfantines, Rondes et chansons populaire illustrées, etc., dues pour un grand nombre d’entre elles aux Théophile Marion (1780-1849), dit Dumersan, numismate, archéologue, collectionneur, romancier, vaudevilliste, appelé parfois « le conservateur de la chanson française », Noël Ségur (les deux collaboreront), V. F. Verrimst, etc.
Ces anthologies, en produisant, reproduisant, éditant ou rééditant à l’usage des salons, des écoles et des enfants (elles sont abondamment illustrées) vont stabiliser un corpus de formats qui constituent désormais la base de nos florilèges de « la chanson française » : elles trient, fixent, édulcorent jusqu’à supprimer des couplets, remplacer des expressions ou des mots. Elles n’ont certes pas créé nos Cadet Roussel, Au clair de la lune, Le Roi Dagobert, Il était une bergère, J’ai du bon tabac, Malbrough, Giroflé-girofla, La Tour, prends garde, Sur le pont d’Avignon et tant d’autres, mais elles vont les faire expérimenter comme répertoires de salon à l’usage des familles, et les installer durablement dans le paysage des objets de patrimoine chansonnier à révérer et transmettre. Ces chansons sont aujourd’hui encore bien connues ; on les retrouve dans la plupart de nos paroliers de mouvements de jeunesse ou dans les livres pour enfant. Sans doute serait-on surpris, pour plus d’un exemple, du travail de « nettoyage » opéré par les Dumersan et autres ; notre célèbre Au clair de la lune n’était pas nécessairement la chanson sage que l’on connaît aujourd’hui
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