Ernout-Meillet avancent l’hypothèse que sincērus serait formé, d’une part d’un premier élément sin- < sim- < sem- dérivant de la racine proto-indo-européenne (PIE) *sem, qui apparaît dans semel, simplex, simul, similis, singuli, etc… et dans le numéral masculin grec εἷς, « un » < *sem-s, d’autre part de -cērus, rattaché à tort à cēra par Donat, et rapproché de crēscere, croître ».
Pour mieux comprendre ce rattachement, il faut faire abstraction du suffixe secondaire -[sk], appelé « inchoatif » parce qu’il marque soit le début du procès, soit sa progression, comme ici (cf. lat. lucescere, « faire jour », rubescere, « rougir » ; fr. ils finissent, it. finiscono). On obtient donc crē-, également présent dans creare, « faire naître », « créer », cité par nos auteurs, mais aussi dans procērus, « qui va de l’avant », Cĕres « (déesse) qui fait pousser » et quelques autres mots.
Cette base remonte à une racine PIE bien connue, *kĕr, dont il existe de nombreux homonymes. Celle qui nous intéresse (Pokorny n° 577) a le sens de « croître, se développer ».
D’après la théorie de Benveniste, la plupart des racines PIE reconstruites ont la structure suivante, dite « trilittère » : C-(V)-C. Au degré plein, l’élément vocalique central est soit un ĕ, soit un ŏ, très rarement un ă ; au degré réduit, cet élément vocalique manque. Les alternances de la racine sont les traits fondamentaux de la morphologie et de la sémantique des langues indo-européennes anciennes, et plus particulièrement du sanskrit et du grec ancien.
Il n’y a donc pas de voyelles longues stricto sensu dans les racines, et si un vieil ouvrage propose des formes comme *dō (lat. dare, « donner » ou *stā, (lat. stare, « se tenir debout »), il faut savoir que celles-ci recouvrent en fait, dans le premier cas, des combinaisons de sons qui expliquent la voyelle longue, dans le second, non seulement une combinaison de sons, mais aussi un amalgame d’éléments. En la matière, les tableaux synthétiques réalisés à partir des travaux de Pokorny ne sont pas rigoureux en raison de l’ancienneté de ces derniers.
Les voyelles longues primaires résultent en effet de la combinaison d’une voyelle brève ĕ ou ŏ et d’une consonne fantôme (sauf en hittite), appelé « schwa », qu’on range dans la série des sonantes laryngales, mais dont la - ou plutôt les - réalisations sonores restent mal définies. Ce schwa est noté soit H ou H, soit ə. La reconstruction indo-européenne a conduit à supposer en fait trois variantes de ce son, suivant le résultat de leur vocalisation si elles suivent ou précèdent une consonne, ou de leur combinaison avec une des voyelles ĕ ou ŏ. Dans le second tableau, je n’envisagerai que la combinaison du schwa précédé d’un ĕ.
1° vocalisations :
a) du H1 > ĕ ;
b) du H2 > ă ;
c) du H3 > ŏ.
On remarquera donc qu’un ĕ ou un ŏ peuvent avoir deux origines différentes : ou ce sont des voyelles originelles, comme dans *kĕr, ou elles résultent de la vocalisation d’une sonante. On remarque aussi l’apparition d’un timbre ă.
2° combinaisons :
a) ĕ + H1 > ē
b) ĕ + H2 > ā
c) ĕ + H3 > ō
Telle est l’origine des voyelles longues que l’on est amené à reconstruire. Il faut donc poser, non pas *dō, mais *deH3, non pas *stā, mais *steH2.
Mais comme cette dernière formation est quadrilittère, elle se présente comme l’amalgame de la racine proprement dite, *st-, ici au degré réduit, et d’un suffixe dit primaire, *-eH2, au degré plein, les alternances affectant aussi les affixes.
Cette association racine/suffixe(s) primaire(s) permet d’élargir l’éventail sémantique, mais peut aussi constituer des marques morphologiques. D’autres éléments (suffixes secondaires, élargissements, désinences grammaticales) peuvent s’ajouter à l’ensemble, mais ceux-ci relèvent plutôt des grandes familles linguistiques indo-européennes déjà différenciées (ce qui ne veut pas dire que certaines désinences ne remontent pas directement à l’indo-européen). Il existe aussi des « mots racines », dans lesquels une marque morphologique « moderne » est directement rattachée à la racine, sans suffixation ; rex, « roi » remonte ainsi à *reg-s au nominatif, regis (génitif singulier de rex) à *reg-es, etc… (cf. aussi εἷς, que j’ai cité au début).
Le groupe crē-, dont nous étions partis, repose donc sur *kr-eH1, et crescere sur *kr-eH1-sk-ĕ-se. Mais une dernière difficulté reste à lever : si l’on pose *kr-eH1-ro-s pour expliquer -cērus, on remarque que le -r- semble n’être plus à sa place. La réalité est plus complexe ; l’élément reposerait en fait sur *k(r)-eH1-ro-s, le premier [r] ayant été dissimilé par le second pour des raisons d’euphonie. Ce phénomène n’est pas rare en latin primitif, exceptionnel néanmoins dans le cas d’une dissimilation dite totale, c'est-à-dire lorsque l’un des deux phonèmes identiques disparaît purement et simplement au lieu de se transformer. C’est le cas en latin vulgaire tardif dans s(t)ationem (attesté) > saison. Mais on peut aussi alléguer l’influence du nom Cĕrēs « celle qui fait pousser » < *ker-H1-s, bâti sur le degré long de la racine (d’où la voyelle brève radicale) ; il existe aussi une divinité nommée Cērus < *k(r)-eH1-ro-s, qui est le correspondant mâle de Cérès.
Mais cette étymologie de sincerus reste une hypothèse, et il faut noter qu’Ernout-Meillet utilisent le conditionnel. Je ne trancherai évidemment pas, mon rôle étant d’expliciter les hypothèses formulées, non de les discuter, ce à quoi rien ne m’autorise, et je vous prie de croire que ce n’est pas de la fausse modestie !!!