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Hammet désargotisé | 2009-06-18

Sur une nouvelle traduction non argotique de Hammett ()

Hammett sauvé des mots

Moisson rouge, le premier roman du maître américain, fut mal traduit en 1950. Une nouvelle version rend justice à ce chef-d'oeuvre. Preuves par écrit. Un monument. Une déflagration. Une révolution. Un chef-d'oeuvre. Il n'y a guère d'autres mots pour évoquer Moisson rouge, de Dashiell Hammett, texte fondateur du roman noir, publié en quatre parties dans la revue Black Mask, de novembre 1927 à février 1928. La littérature policière s'affranchissait tout à coup des orchidées et des nuages de lait pour parler d'une Amérique dont le rêve allait peu à peu être empoisonné par la corruption et l'affairisme d'un capitalisme bientôt en crise, à travers l'histoire d'un détective privé plongé dans l'enfer d'une ville noyautée par le parrain local. Natalie Beunat et Pierre Bondil ont repris la traduction maladroite de 1950 et témoignent, exemples à l'appui, de la renaissance d'un livre majeur, que l'édition en Série noire de l'époque n'avait jamais réellement mis en valeur.

Version 1950. «La première fois que j'entendis parler de Personville appelée Poisonville, c'était par un rouquin prétentiard nommé Hickey Dewey dans la grande salle du Big Ship, à Butte. Mais étant donné qu'il prononçait les "r" comme les "i", je n'avais pas fait attention à sa manière de déformer le mot.»
Version 2009. «J'ai d'abord entendu Personville prononcé Poisonville au bar du Big Ship à Butte. C'était par un rouquin nommé Hickey Dewey, ouvrier chargeur à la mine. Il disait aussi "T-shoit" au lieu de T-shirt. Je n'ai rien pensé alors de ce qu'il avait fait subir au nom de la ville.»
Note des traducteurs: «Dans les années 1950, les traductions de la Série noire étaient truffées d'argot, très à la mode à l'époque. Mais Hammett n'en usait jamais, même si le langage employé était celui de la rue. D'abord parce qu'il y avait une certaine censure, ensuite parce que Hammett s'appliquait à utiliser différents niveaux de vocabulaire selon ses personnages. Le mot "prétentiard" est symptomatique: tout à leur volonté de jouer la carte de l'argot, les anciens traducteurs se sont trompés dans leur interpré-tation de "mucker", qui signifie en réalité ouvrier des mines.»

Version 1950. «La voix étouffée prononça: - Quand on ouvrira, magne-toi; et ne fais pas le con. [...]
- Ça ne vaut rien, ni pour toi ni pour moi, fis-je observer. Je ne sais pas jusqu'à quel point t'as fricoté là-dedans. Bien amené tu pourrais peut-être faire avaler ton boniment au tribunal, mais on ne te donnera jamais le temps de faire ton numéro.»
Version 2009. «La voix étouffée reprit: "Quand on ouvrira, foncez. Et pas de blagues." [...] Ça ne vous avance pas beaucoup ça, ni vous ni moi. J'ignore jusqu'où vous avez peaufiné votre histoire. Bien ficelée, vous pourriez la faire passer devant un tribunal, peut-être, mais vous n'en aurez pas l'occasion.»
Note des traducteurs: «En 1927, le terme "con" est interdit. Censure oblige. D'ailleurs, il n'y a aucun gros mot dans Moisson rouge. On remarque, ici encore, cette utilisation abusive, dans les années 1950, de l'argot - "fricoter", "boniment"... - qui tire le texte vers le bas. Autre problème essentiel, quand on traduit l'anglais: le "you". Est-ce un "tu" ou un "vous"? Nous sommes passés du "tu" au "vous" à des moments bien précis, car la distinction que nous faisons, nous, montre l'ambiguïté des relations entre les personnages. Là encore, il faut respecter les niveaux de langage. La traduction de 1950 portait préjudice au style de Hammett, l'un des auteurs les plus importants de la fiction américaine, dont Hemingway, par exemple, s'est beaucoup inspiré.

Par Eric Libiot (L'Express)

    Source : http://www.lexpress.fr/
    Posté par gb