languefrancaise.net

Définition des différents styles utilisés pour les infos -----------------------------------------

----------------------------------------- Maquette pour l'affichage individuel des infos -----------------------------------------

« Précédente | Info | Suivante »

Le Devoir et Le Monde : comparaison du lexique | 2005-01-04

« Plus précisément, j'ai analysé tous les articles publiés en 1997 dans Le Devoir afin d'en extraire l'ensemble des mots employés et pour former en quelque sorte le dictionnaire du Devoir. J'ai fait de même pour les articles qui ont paru dans le quotidien français Le Monde au cours de la même période de référence en vue d'établir le dictionnaire du Monde. » ()

Comparaison entre Le Devoir et Le Monde - Une illustration de la norme réelle du français québécois

Marie-Éva de Villers (Auteure du Multidictionnaire de la langue française et directrice de la qualité de la communication à l'École des HEC de Montréal)

La définition de la norme linguistique québécoise est encore inachevée. Deux thèses principales s'affrontent -- parfois assez violemment. Les tenants d'une norme unique pour l'ensemble des francophones s'opposent à ceux qui reconnaissent une norme du français propre au Québec et souhaitent qu'elle soit décrite.
Pour apporter un éclairage nouveau et documenté, j'ai étudié l'une des utilisations publiques et contemporaines de la langue française au Québec, soit celle de la presse écrite. Plus précisément, j'ai analysé tous les articles publiés en 1997 dans Le Devoir afin d'en extraire l'ensemble des mots employés et pour former en quelque sorte le dictionnaire du Devoir. J'ai fait de même pour les articles qui ont paru dans le quotidien français Le Monde au cours de la même période de référence en vue d'établir le dictionnaire du Monde.
La mise en parallèle des deux nomenclatures a permis de déterminer à la fois les mots qui appartiennent au tronc commun des francophones et ceux qui sont spécifiques du français du Québec. Cette étude comparative a mis en évidence les québécismes nécessaires à l'écriture d'un quotidien québécois aujourd'hui.

Des millions d'occurrences

L'ensemble des articles publiés par Le Devoir au cours de l'année 1997 totalise près de 13 millions d'occurrences (mots répétés ou non), alors que les articles du Monde de la même période en comptent 24 millions. Si l'on élimine les répétitions et si l'on ramène tous les mots variables à la forme du dictionnaire (les verbes à l'infinitif et les noms et adjectifs au singulier), on obtient un peu plus de 25000 mots dans l'un et l'autre quotidien.
Si le choix a porté sur un ensemble d'énoncés réels de la presse écrite, c'est parce que ces textes représentent bien le modèle que décrit le linguiste Jean-Claude Corbeil lorsqu'il fait état du principe de la régulation linguistique. Ce phénomène, qui s'exerce au sein de la communauté, suppose qu'un consensus s'établisse sur le modèle à suivre, un modèle illustré à l'oral par les locuteurs prestigieux, à l'écrit par la littérature, mais aussi et peut-être surtout par les journaux. Les textes des journaux et périodiques ont également le double mérite d'être parfaitement circonscrits dans le temps et dans l'espace. Ainsi est-il possible de réunir des corpus complets contemporains, de provenances diverses (du Québec et de France), présentant une unité de lieu (une aire de publication), une unité de temps (une même année de référence, 1997) et une unité d'action (un seul contrat de communication : dire l'actualité à un lectorat défini présentant des caractéristiques sociodémographiques semblables). La définition de la norme suppose la prise en compte des facteurs de variation dans le temps, l'espace et la structure sociale.
La langue de la presse écrite constitue l'expression vivante et, par définition, ancrée dans l'actualité d'une partie des usages linguistiques de la communauté à laquelle les titres de presse sont destinés. S'ils sont le reflet de la société à laquelle ils s'adressent, les journaux sont aussi des messagers d'avant-garde; ils concourent à propager et à légitimer de nouveaux usages.
Les journalistes ne sont pas seulement des amplificateurs de l'usage, ils jouent un rôle exemplaire et servent de modèles, qu'ils le veuillent ou non. À leur tour, les auteurs des titres de presse subissent l'influence de leurs lecteurs. Cette rétroaction est réelle; elle s'exprime directement, dans les interventions nombreuses des publics de la presse écrite et électronique, et indirectement, par les tirages et les cotes d'écoute. En effet, les lecteurs, les auditeurs et les téléspectateurs québécois ne se privent aucunement de donner leur avis linguistique et communiquent fréquemment avec les médias pour dénoncer des usages qu'ils jugent fautifs, surtout des emprunts à l'anglais.
Effectivement, sous peine de disparaître, les journaux et périodiques doivent accomplir leur mission de communiquer adéquatement l'information recherchée, et ce, dans une langue qui se rapproche le plus possible de celle qui est valorisée par leur lectorat. La presse écrite est soumise constamment à un impératif de satisfaction des besoins du consommateur d'information : c'est la loi du marché. [...]

Un tronc commun très important

La comparaison révèle d'abord que le recoupement des dictionnaires du Devoir et du Monde, le tronc commun en quelque sorte, est très important; il représente en effet 77 % des 25 000 mots de l'un et l'autre corpus et réunit les mots partagés par les francophones de part et d'autre de l'Atlantique dans une situation de communication similaire.
Ce tronc commun est déjà vaste, mais il y aurait lieu de considérer également dans ce calcul :

  • le nombre élevé de formes créées pour la circonstance, que l'on pourrait qualifier de fortuites ou accidentelles;
  • le nombre appréciable de mots suffixés à partir d'un toponyme (par exemple, montréalais, albertain, lavallois, gaspésien) ou d'un patronyme (par exemple, jospinien, jospination, jospiniste, juppéiste) qui appartiennent en propre au quotidien québécois ou au quotidien français;
  • les termes spécialisés ou savants du français standard qui figurent dans Le Grand Robert de la langue française, mais non employés par les journalistes de l'un ou de l'autre journal en raison des thèmes abordés et de l'actualité décrite, selon le choix aléatoire des auteurs de ces titres de presse (par exemple, ethnicité, filmographie, impartition, phylactère dans Le Devoir ou apocryphe, arasement, azuréen, capillarité dans Le Monde).

Si l'on excluait ces mots spécifiques des quotidiens québécois et français, le tronc commun lexical des articles publiés par Le Devoir et Le Monde en 1997 pourrait s'avérer encore plus important : le recoupement est minimalement de 77 %, mais, dans les faits, il pourrait s'élever à plus de 85 %.
L'étude comparative que j'ai menée de tous les articles publiés en 1997 dans Le Devoir et Le Monde a permis l'extraction de 3194 mots et expressions qui ne figurent pas dans les articles du Monde, mais que les journalistes du Devoir ont retenus, que ce soit dans les articles, les éditoriaux ou les chroniques. Ces mots ont été classés selon la typologie de l'Énoncé d'une politique linguistique relative aux québécismes publié par l'Office de la langue française en 1985, pour les répartir en trois classes principales:

  • les québécismes originaires du fonds français,
  • les québécismes de création,
  • les québécismes d'emprunt.

Les résultats étonnent : les québécismes originaires du fonds français ne constituent que 8 % des mots propres au Devoir, alors que les québécismes de création représentent 68 % de ceux-ci et les québécismes d'emprunt, 13 %. Par ailleurs, 11 % sont des termes spécialisés, non spécifiques du français québécois, que les journalistes français n'ont pas choisis en raison des thèmes abordés.
Les néologismes correspondent à près de 70 % des emplois propres au Devoir. Ce constat est intéressant et inattendu parce qu'on estime généralement que ce sont les archaïsmes ou les emprunts à l'anglais qui constituent la principale originalité du français du Québec. L'analyse de l'usage réel de la langue dans les pages du Devoir infirme cette perception, une impression peut-être confortée par les dictionnaires anciens ou contemporains du français du Québec qui ont principalement retenu dans leur nomenclature des emplois anciens ou vieillis ainsi que des emplois de la langue populaire et rurale.
Dans les faits, ces mots sont peu présents dans les articles du Devoir, alors que sont relativement nombreux les québécismes créés pour nommer une réalité qui nous est propre (acériculture, motoneige, pourvoirie), pour nommer une nouvelle réalité (dépanneur, ergothérapeute, étapisme) ou pour éviter un emprunt à l'anglais (courriel, décrocheur, webmestre).

Les québécismes originaires du fonds français

Les archaïsmes et les dialectalismes maintenus au Québec (par exemple, batture, brunante, croche, écornifler, ennuyant, épivarder) sont rarement employés par les journalistes du Devoir et la fréquence de ces unités lexicales est généralement faible, exception faite des termes achalandage, achalandé et traversier.
Par contre, j'ai détecté d'importantes variations de fréquence pour les mots retenus par les auteurs des quotidiens québécois et français, variations que seule l'observation de l'usage réel de la langue rend quantifiables. Ainsi, le nom chicane au sens de «querelle» est fréquent dans Le Devoir, alors qu'il est à peu de chose près absent des pages du Monde en ce sens; il en est ainsi du nom congédiement et du verbe congédier auxquels les journalistes du Monde préfèrent licenciement et licencier.

Les québécismes de création

Comme il a été souligné précédemment, c'est l'innovation qui constitue le principal facteur de différenciation des nomenclatures québécoise et française, une créativité lexicale qui puise fondamentalement aux sources du français. La dérivation joue un rôle capital (par exemple, les mots préfixés agrotouristique, autocueillette, câblodiffusion, téléavertisseur et les mots suffixés burinage, déneigeur, recherchiste, relationniste).
Les préfixes et les suffixes servant à former les néologismes relevés exclusivement dans Le Devoir sont exactement les mêmes qui sont utilisés pour la formation des nouveaux mots du français standard et proviennent du latin, du grec et du français. La composition constitue un important procédé de formation des nouvelles expressions (par exemple, les termes caisse populaire, groupe d'entraide, société de fiducie, tribune téléphonique, vol nolisé).
En 1997, les nouveaux féminins représentent 3 % des formes lexicales propres au quotidien québécois (par exemple, brigadière, chancelière, curatrice, mairesse). Les articles du Devoir reflètent clairement une féminisation générale des titres, des noms de fonctions ou de métiers, moins présente dans les articles du Monde de la dernière décennie, mais qui est maintenant nettement en croissance. En effet, les nouveaux féminins ne comptent plus en 2003 que pour 1 % des emplois lexicaux propres à la presse québécoise. À titre d'exemples, les féminins auteure, professeure et sénatrice, qui ne figuraient pas dans les articles du Monde en 1997, sont présents en 2003 et recueillent respectivement 57, 28 et 70 attestations, reflétant ainsi une évolution très nette de la féminisation des titres et des noms de fonctions en France.
Enfin, il est intéressant de souligner que le fait que des termes aient été recommandés officiellement par l'Office de la langue française a favorisé leur implantation (par exemple, aluminerie, courriel, décrochage scolaire, dépanneur, gicleur, polyvalente).

Les québécismes d'emprunt

De l'examen des emprunts à l'anglais propres au Devoir, deux constats s'imposent. Premièrement, les pages du quotidien québécois ne comprennent qu'une faible proportion d'emprunts directs, souvent inévitables en raison du contexte juridique, politique ou économique (par exemple, caucus, coroner, débenture, entrepreneurship, membership, whip).
Deuxièmement, les emprunts sémantiques et syntaxiques critiqués -- nommés aussi faux amis et calques -- sont nombreux et de fréquence élevée. En outre, ils figurent dans tous les types d'articles et non exclusivement dans des chroniques dont le style est parfois plus familier.
À titre d'exemples, les faux amis suivants ont été relevés :

  • emploi des noms «accomplissement» au sens d'exploit, de réalisation, «dépendant» au sens de personne à charge, «déportation» au sens d'expulsion, «globalisation» au sens de mondialisation, «gradué» au sens de diplômé, «irritant» au sens de problème, difficulté, «offense» aux sens de délit, infraction ou crime, «spéculation» au sens de conjecture, hypothèse, «support» au sens de soutien;
  • emploi des verbes «accommoder» aux sens de rendre service à, aider, satisfaire ou de recevoir, accueillir, «affecter» au sens de toucher, influer sur, «encourir» (des frais, des pertes) aux sens d'engager (des frais), subir (des pertes), «endosser» au sens d'appuyer, approuver, «identifier» au sens de déterminer, établir, «initier» au sens de lancer, instaurer, «opérer» aux sens d'exploiter, diriger, gérer, «prévaloir» au sens d'avoir cours, exister, «questionner» au sens de mettre en question, mettre en doute;
  • emploi des adjectifs «académique» au sens de scolaire, universitaire, «alternatif» au sens de différent, novateur, «digital» au sens de numérique, «éligible» au sens d'admissible, «formel» et «informel» aux sens d'officiel et officieux, «légal» aux sens de juridique, judiciaire, «monétaire» au sens de financier, «trivial» au sens de dérisoire, insignifiant;
  • emploi des adverbes «définitivement» au sens d'assurément, certainement, «éventuellement» au sens de plus tard, par la suite, et «incidemment» au sens d'à propos, au fait, soit dit en passant.

Dans la majorité des cas où des sens sont empruntés à un nom, à un verbe, à un adjectif ou à un adverbe anglais, on peut constater que le mot prêteur de signification est un emprunt ancien de l'anglais au français, la similitude ou la ressemblance formelle des mots des deux langues ayant suscité l'échange de sens. Ces emprunts semblent résulter davantage d'interférences entre le français et l'anglais que d'un choix conscient des journalistes. En conséquence, il est permis de penser que le nombre des emprunts à l'anglais critiqués -- par exemple, les faux amis et les calques cités plus haut -- diminuerait notablement si les auteurs étaient informés à ce propos.
C'est le calque lexical constitué par l'emprunt d'une expression anglaise avec traduction littérale de ses éléments qui est relevé le plus fréquemment. Citons comme exemples «assurance santé» calqué sur health insurance pour assurance maladie, «bris de contrat» calqué sur breach of contract pour rupture de contrat, «comité aviseur» calqué sur advisory committee pour comité consultatif, «ligne ouverte» calqué sur open line pour tribune téléphonique.
Enfin, les journalistes ne peuvent faire l'économie des emprunts aux langues amérindiennes, car ces mots désignent principalement des peuples amérindiens (par exemple, abénaquis, algonquin, attikamek), des espèces de la faune et de la flore du territoire (par exemple, achigan, atoka, caribou, maskinongé, ouaouaron) ainsi que des réalités de la culture amérindienne.

En conclusion

Parallèlement à l'exercice de mémoire, de jugement et de synthèse qu'effectuent les auteurs de dictionnaires pour décrire la langue, l'étude de corpus lexicaux tel celui de l'ensemble des articles du Devoir publiés en 1997 ajoute une séance photographique, voire un examen radiographique d'une utilisation publique et actuelle de la langue française au Québec. Ce procédé permet de valider le travail lexicographique traditionnel, de l'actualiser dans la mesure où le corpus est contemporain, de préciser les marques d'usage, de mieux circonscrire les faits lexicaux propres à un environnement particulier et de suivre plus précisément l'évolution du lexique.
Dans le corpus journalistique étudié, les québécismes originaires du fonds français -- archaïsmes ou dialectalismes -- ne représentent qu'une faible proportion des faits lexicaux propres au Devoir. Si les québécismes d'emprunt sont un peu plus nombreux que les unités lexicales disparues du français contemporain, mais toujours usuelles au Québec, ils sont cependant de faible fréquence.
Par ailleurs, les emprunts sémantiques (faux amis) et syntaxiques (calques) critiqués, relativement présents et de fréquence élevée, pourraient s'expliquer principalement par l'analogie de forme entre certains mots français et anglais.
Ce sont finalement les québécismes de création qui sont très majoritaires. Quelle dynamique anime cette création lexicale ? L'étude des néologismes propres au Devoir met en évidence un recours fondamental aux ressources qui sont à la disposition des locuteurs du français de préférence à l'emprunt à d'autres langues, principalement à l'anglais. La prépondérance de ces innovations lexicales dans le corpus témoigne de la grande vitalité du français au Québec. [...]

Marie-Éva de Villers

    Source : http://www.ledevoir.com/(valider les liens) et http://www.ledevoir.com/(valider les liens)
    Posté par gb