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Calvet a dit | 2004-11-22

beaucoup de choses. ()

«Une langue qui meurt, c'est une vision du monde qui disparaît»

Pour le linguiste Louis-Jean Calvet, le multilinguisme est une condition de la diversité culturelle. Ce qui n'empêche pas le français de se transformer, de s'acclimater

Professeur à l'université d'Aix-Marseille, spécialiste de politologie linguistique, Louis-Jean Calvet a signé de nombreux ouvrages sur la langue et ses rapports avec la société. Son dernier livre, Essais de linguistique, vient de sortir chez Plon.

Pourquoi, il y a quelques siècles de cela, le français est-il devenu universel? Est-ce, comme le disait Rivarol en 1784, parce qu'il s'agit d'une «langue sûre, raisonnable, sociale...»?

Il faut tout d'abord rappeler qu'à l'époque de Rivarol l'univers s'arrêtait aux frontières de l'Europe, et l' «hégémonie» du français à celles de la bourgeoisie et des cours royales. Cela dit, il a été, en effet, deux siècles durant, la langue de communication intellectuelle de Moscou à Athènes, jouant en cela un rôle équivalent à celui du latin au Moyen Age, dans une aire géographique un peu plus large. Reste qu'aucun linguiste ne prend au sérieux cette histoire de pseudo-clarté de la langue française. Si l'on parlait français à la cour du tsar, c'était surtout et avant tout par snobisme. De la même façon qu'il y a aujourd'hui, en France, des précieux ridicules qui forcent leur conseil d'administration à parler anglais. La seule explication certaine à l'expansion du français, c'est l'empire colonial de la France. Quels sont, actuellement, les pays qui l'emploient? Au-delà des Etats historiques - la Belgique, la Suisse, le Canada - ce sont le Maghreb et l'Afrique noire - véritable réservoir des francophones, pour des raisons démographiques - donc les anciennes colonies. Il faut y ajouter le Liban, le Vietnam, le Cambodge et certains pays d'Europe comme la Roumanie qui manifestent une véritable attirance pour le français. Bref, c'est l'histoire qui a fait la fortune de la langue française. De même, la propagation, plus ancienne certes, de l'espagnol s'explique par la constitution de l'Empire espagnol.

Le prestige du français ne viendrait donc pas, comme l'affirme, par exemple, la linguiste Henriette Walter, de sa capacité conceptuelle et de son sens des nuances?

Si, bien sûr, il y a des langues moins «pratiques», car, offrant plus de synonymies et d'ambiguïtés, les processus exprimés ne sont pas univoques. De même est-il difficile d'énoncer avec précision des concepts en arabe ou dans de nombreuses langues africaines comme le bambara et le swahili. Ce n'est pas parce qu'elles en sont intrinsèquement incapables, c'est parce que leurs locuteurs n'ont pas fait de philosophie ou de sciences politiques. Le jour où ils s'y aventureront, leur langue se pliera. Les langues sont au service des êtres humains! Mais le français, longtemps apprécié, il est vrai, des diplomates, n'est pas pour autant une langue pure. Qu'est-ce que le français? Du latin, véhiculé par des mercenaires qui ont débarqué chez nous et rencontré des gens qui parlaient gaulois. C'est une langue «métèque», comme toutes les langues.

Si la pureté du français n'existe pas, les puristes, en revanche, existent. Et poussent des cris d'orfraie à chaque aménagement de l'orthographe, devant l'arrivée de mots étrangers ou encore lorsqu'on souhaite féminiser certains noms...

C'est vrai, il faudra un jour mener une étude psychanalytique sur les rapports des Français à leur langue. Quoi qu'il en soit, les puristes vont contre le français. Les langues ont toujours changé, elles appartiennent à ceux qui les parlent. Beaucoup pensent qu'il y a un danger d'invasion lexicale, mais je crois que les locuteurs sont suffisamment intelligents pour modeler la langue à leurs besoins. Regardez l'anglais, dont la moitié du vocabulaire est d'origine romane. Cela ne l'a pas empêché de devenir la langue véhiculaire mondiale. Un statut qui lui est, en revanche, néfaste.

Le statut de langue véhiculaire mondiale n'aurait rien d'enviable?

Tout à fait. Plus une langue se répand, plus elle se dilue. Elle perd alors ses attributs pour devenir un code. Quiconque apprécie le langage d'Oxford est affolé en entendant débattre des hommes d'affaires japonais ou allemands dans un sabir anglais. Cela rappelle la théorie d'Emmanuel Todd: la fin de l'empire, c'est aussi la dilution de la langue dans ce globish si loin de Shakespeare.

Certaines personnalités ou auteurs, à l'instar de l'Antillais Raphaël Confiant, parlent de la rigidité de la norme et de l'impérialisme du français parisien, interdisant l'épanouissement des variétés du français. Qu'en pensez-vous?

C'est vrai que le français officiel est une sorte de rouleau compresseur. L'Académie française a tendance à vouloir trancher pour tous les francophones et sur tous les sujets. Reste que nous avons la possibilité de changer de registre, d'affirmer notre identité en jouant, par exemple, sur les accents toniques. Tous, que ce soient mes étudiants marseillais, les créoles de la Martinique, les Sénégalais de Dakar ou les Congolais de Brazzaville, font vivre cette langue, se l'approprient. Nous sommes des spécialistes des vases communicants, c'est-à-dire que nous essayons de parler pour être avant tout compris par l'autre. Lorsque l'un de mes collègues québécois arrive dans un colloque, il ne parle pas le français qu'il utilise dans la rue à Montréal, il parle un français normé. Quand vous jouez aux cartes dans un bistrot, vous ne vous exprimez pas comme lorsque vous donnez une conférence à la Sorbonne. A une autre époque, à la Sorbonne, on aurait employé le latin, qu'on n'utilisait évidemment pas à la maison.

Selon vous, les langues s'acclimatent...

Effectivement, tout comme les espèces animales - sous les tropiques, l'ours polaire perdrait sa graisse et ses poils touffus - eh bien, les langues prennent racine et se transforment. L'espagnol argentin est très différent de celui de Castille. De même, il y a un français international, que nous parlons, vous et moi, mais il y a aussi, par exemple, dans les rues des capitales africaines, des formes locales qui sont le produit de l'acclimatation. Ainsi, au lieu de «faire la sieste» on dit «siester»; plutôt que «faire la grève», on «grève»; et on va prendre de l'essence dans une «essencerie». Ces verbes, vous le remarquerez, sont toujours du premier groupe. Il en est de même en France : le dernier verbe créé hors du 1er groupe date de 1956: il s'agit d' «alunir», sur le modèle d'atterrir. Tous les autres, comme «solutionner», ont été inventés pour remplacer des verbes irréguliers, difficiles à conjuguer - «résoudre» en l'occurrence.

Vous paraissez très serein. Qu'en est-il des dangers que doit affronter le français?

Je suis en effet serein à propos de l'évolution de la langue. Mais je suis plus inquiet en ce qui concerne la défense de la diversité dans notre écosystème. Il n'est pas question, bien sûr, de déclarer la guerre à l'anglais. C'est un combat d'arrière-garde, perdu d'avance et stupide, car l'anglais a le droit d'exister. En revanche, il est dangereux de vouloir l'imposer comme langue unique, dans les instances internationales ou dans certains pays. Il ne s'agit pas de défendre une langue contre une autre, mais de multiplier les échanges. Ainsi, pour ne pas se laisser envahir par l'anglais dans leur vie quotidienne et perdre leur propre langage, les Nordiques (Danois, Suédois, Norvégiens) ont récemment décidé d'apprendre la langue de leurs voisins. Nous menons une démarche similaire au sein de la francophonie en proposant des politiques linguistiques communes. Il n'y a rien de plus stupide que d'entendre dans les couloirs de l'ONU des diplomates espagnols, italiens ou français communiquer entre eux en anglais, alors qu'en quinze ou vingt heures on peut apprendre à comprendre l'autre, tout en s'exprimant dans sa propre langue.

Les réputations de facilité ou de difficulté ont-elles eu une influence dans la propagation des idiomes?

Il n'y a pas de langue en soi difficile. Si l'allemand n'est pas répandu de par le monde, c'est, tout simplement, parce que la colonisation allemande n'a pas duré très longtemps. En fait, les langues difficiles sont celles qui sont différentes de la vôtre. Un francophone aura plus de peine à apprendre l'allemand qu'un Suédois. Tandis qu'un Vietnamien ou un Africain, qui disposent de langues à tons, appréhenderont le chinois facilement.

Vous craignez l'uniformisation?

Oui, pour reprendre la formule de l'UDF Bayrou devant un congrès de l'UMP, «si nous pensons tous la même chose, alors nous ne pensons rien»: si nous parlions tous la même langue, nous perdrions nos diversités de points de vue. Ainsi, l'arabe a à sa disposition de nombreux mots pour désigner les dattes ou des chameaux; l'espagnol possède deux verbes être, «ser» et «estar», qui expriment deux nuances très différentes, difficilement traduisibles; la Chine dispose de ses propres caractères - qui ont bien failli être abandonnés par Chou En-lai et remplacés par l'écriture alphabétique. Cela aurait été une perte extraordinaire. La multiplicité des écritures, des alphabets participe de la richesse de la culture mondiale. L'écrivain malien Amadou Hampâté Bâ disait: «En Afrique, un vieillard qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle.» Eh bien, de la même façon, une langue qui meurt, c'est une vision du monde qui disparaît. Cela dit, une langue trépasse essentiellement parce que ses locuteurs ne veulent plus la parler. Et puis, réjouissons-nous, parallèlement, de nouvelles langues affleurent. Demain, c'est-à-dire dans un ou plusieurs siècles, le français sera multiple.

Le sauvetage du français passe par cette pluralité des langues françaises?

Il ne s'agit pas de sauvetage. L'avenir du français, c'est de donner naissance à une nouvelle génération de langues, qui seront au français ce que le français, l'italien et l'espagnol sont au latin. Il en ira de même pour l'anglais ou l'espagnol. Regardez les critiques de livres: elles ne se contentent plus de signaler que tel ou tel ouvrage est traduit, elles précisent dorénavant, entre parenthèses, la provenance exacte de la langue (par exemple, de l'Australie pour l'anglais ou de l'Argentine pour l'espagnol). Ce sont des indices précurseurs de ces mutations en cours.

Ce foisonnement ne sera possible que si, d'ici là, l'anglais global n'a pas tout avalé sur son passage.

Ce que je viens de vous décrire, c'est la gestion in vivo des langues; mais, bien sûr, il y a aussi la gestion in vitro, que sont les politiques linguistiques. Elles doivent accompagner et parfois défendre l'in vivo. Il leur arrive même d'être efficaces. Souvenez-vous de la paranoïa qui régnait aux débuts d'Internet. On parlait alors de la domination absolue de l'anglais. Il est vrai que le premier système de saisie sur la Toile, le système ASCII (American Standard Code for Information Interchange) n'autorisait pas les accents. On ne disposait que des lettres permettant d'écrire l'anglais et du signe «dollar». 98% des pages d'Internet étaient en anglais. Elles sont actuellement passées au-dessous de la barre de 50%, de nombreuses langues ayant fait leur apparition. On voit même des textes en wolof. Cette diversité montre bien que la mondialisation n'est pas nécessairement synonyme de mort de la différence. Mais la bataille a été rude - la francophonie s'est d'ailleurs fortement engagée - pour obtenir un nouveau traitement des lettres, l'unicode, qui permet de tout écrire, un tilde comme un accent tonique, une cédille ou un Umlaut.

D'autres pays sont-ils aussi anxieux que le nôtre?

Bien sûr. Le centre même de l'empire américain, d'où vient cette langue dont tout le monde se méfie, se sent lui-même menacé. Si étonnant que cela paraisse, les anglophones américains sont inquiets devant l' «envahissement» de l'espagnol (certains Etats ont d'ores et déjà accepté le bilinguisme). De leurs côtés, les Espagnols ou les Portugais sont également préoccupés. Pour d'autres raisons. Ils essaient d'imposer leurs normes aux pays d'Amérique latine. Vous pensez bien que le Portugal, avec ses 10 millions d'habitants, ne pèse pas lourd face au Brésil! Quant à l'Académie royale espagnole, qui est, comme toutes les académies du monde, une sorte de réfrigérateur, de congélateur de la langue, elle se débat tant bien que mal. Enfin, il y a les Japonais. Ils n'aiment guère que des étrangers parlent leur langue, la dénaturent. Une attitude peu appréciable au demeurant. Il s'agit là d'une fermeture sur soi, qui est le contraire de la générosité. Ce qui me plaît beaucoup dans la francophonie, c'est justement la générosité de nos échanges, la connivence entre tous les francophones.

Louis-Jean calvet, propos recueillis par Marianne Payot - L'Express

    Source : http://www.lexpress.fr/
    Posté par gb