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L'identité par la langue | 2004-06-30

Entretien du Figaro avec Claude Hagège, dans la série consacrée à la question de l'identité française. ()

« Qu'est-ce qu'être français aujourd'hui ? »

Claude Hagège : « L'identité par la langue »

Chercheur en linguistique, professeur au Collège de France et directeur d'études à l'École pratique des hautes études, Claude Hagège est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages traduits en plusieurs langues et étudiés dans le monde entier. Parmi eux, L'Homme de paroles (Fayard, 1985) ou Halte à la mort des langues (Odile Jacob, 2000) où l'auteur avertit des menaces qui pèsent sur l'existence d'innombrables langues. Claude Hagège fut par ailleurs le premier récipiendaire de la médaille d'or du CNRS dans le domaine des sciences humaines.

Propos recueillis par Marie-Laure Germon

LE FIGARO. – On dit l'identité française en crise. Le linguiste que vous êtes partage-t-il ce point de vue ?

Claude HAGÈGE. – À mon sens, ni la langue ni l'identité françaises ne sont en crise. Les crispations communautaires dont on parle tant sont le fait de minorités qui ne demandent qu'à s'intégrer. Ces minoritaires sont souvent à la solde de pouvoirs étrangers au discours de revendication nationaliste d'autant mieux entendu qu'il réveille les humiliations de l'époque coloniale, ainsi que le souvenir d'un «âge d'or», notamment celui de l'islam conquérant dont les élites arabes ont souvent la nostalgie. Mais la témérité revendicative d'une frange aussi marginale ne doit pas faire oublier qu'une grande proportion de Français demeure habitée par un rêve d'intégration. Dès lors, on pourrait avancer que s'il existe une crise de l'identité française, elle doit s'entendre en référence à un bien dont on manque, et que beaucoup rêvent de s'approprier. La maîtrise de notre langue est vue comme le meilleur moyen d'acquérir un «brevet de francité». S'en approprier les mécanismes, c'est aussi acquérir les mécanismes du pouvoir. Et partant, se donner la possibilité de déjouer les pièges de cette redoutable «langue de bois» politique qui opacifie la pensée au lieu de la transmettre, jusqu'à devenir un outil de pression. Une bonne maîtrise de la langue conditionne la liberté de pensée et d'agir.

La renommée de notre langue semble se circonscrire aux seules sphères de la réflexion, du luxe et de l'élégance. Est-elle trop élitaire ?

Il me semble au contraire que nous ne réfléchissons pas suffisamment à cette particularité. Nous devrions jouer plus habilement sur ce registre, notamment sur le plan de l'exportation de nos produits de gastronomie et de luxe, en conservant les appellations françaises. En effet, les traditionnelles chasses gardées de la langue française s'amenuisent comme peau de chagrin. L'anglo-américain conquiert des territoires qui, par tradition, étaient plutôt francophones, jusque, d'ailleurs, sur le domaine du savoir et des débats. C'est tout à fait nouveau. Les Européens – et en particulier les Allemands – ont souvent fait valoir qu'une éducation conduite en langue française se révélait le prélude indispensable à une bonne dissertation. Beaucoup de francophiles étrangers aiment à se persuader que nos tournures idiomatiques, notre grammaire et notre syntaxe enseignent mieux celles de toute autre langue l'art d'un agencement fluide des idées. Le revers de cette appréciation est qu'elle alimente une image d'élitisme associée au français, vu comme lieu d'une connivence naturelle avec une certaine mondanité – voire d'une tendance au «divertissement» pris au sens pascalien du terme. Par ailleurs, les puristes et autres prêtres vétilleux de la sauvegarde de notre langue contribuent malgré eux à la statufier, et à donner l'image d'une langue aussi difficile à maîtriser qu'intimidante. Il en va très différemment de l'anglo-américain, dont les locuteurs, habitués aux fautes des étrangers, s'en émeuvent assez peu. Cette attitude tolérante, si éloignée de celle qui prévaut en France, pourrait bien être un des moteurs de la popularité de l'anglo-américain.

Pourtant, vous avez plusieurs fois dit et écrit que l'anglais était tout sauf facile à maîtriser...

La réputation de facilité de l'anglais est totalement absurde. Winston Churchill remarquait avec esprit que l'anglais était certainement la langue la plus facile à parler mal. Seulement, les entreprises françaises vivent dans l'illusion que l'anglais fait vendre, et sa «maîtrise» est donc devenue le préalable à la tenue de n'importe quelle réunion scientifique ou projet à visée extra-nationale. Cette situation n'altère en rien mon optimisme, car l'usage de ce mauvais anglais, lié à des mécanismes marchands, n'excède guère un cadre strictement commercial et ne s'introduit dans notre quotidien qu'avec parcimonie. Cet usage s'assortit souvent d'une maladresse telle que les mots anglais employés avec l'accent français deviennent incompréhensibles aux anglophones. Les formules commerciales telles que «rapid'pressing» ou «modern'hôtel» ne se transposent pas dans le langage quotidien. On parle un français qui a encore sa propre norme. Certes, on peut s'alarmer que la pression exercée par l'anglais sur le français soit de plus en plus considérable. Ce qu'elle traduit en fait, c'est une réalité politique peu flatteuse et qui ne fait aucun doute, à savoir le magistère politique et économique incontestable des Etats-Unis.

Vous conviendrez donc que le français ne cesse de perdre de son influence dans le monde ?

Naturellement, la réduction de son influence ne fait que refléter celle de la France en tant qu'entité politique. D'autant plus que la France a, depuis la nuit des temps, usé de sa langue comme d'un outil de ralliement populaire ainsi que de domination stratégique et politique. Que la langue des Etats-Unis soit celle de la première puissance mondiale, cela a pour conséquence la diffusion et l'impact universels de l'idéologie américaine. Gardons-nous, cependant, de tout confondre ! Le déclin du français est irréductible du déclin de la France, même s'il représente indiscutablement une perte de pouvoir à l'échelle mondiale.

Le dynamisme de la francophonie a-t-il le pouvoir de nuancer ce constat ?

C'est même le correctif essentiel de ce tableau plutôt sombre. A bien observer la francophonie et ses composantes, on remarque tout d'abord que ceux qui l'ont portée sur les fonts baptismaux étaient plus demandeurs de français que les Français eux-mêmes. La persistance du petit fief que s'est taillé le français grâce à la fédération des francophones, à l'intérieur de laquelle figurent certes des pays économiquement faibles mais aussi des entités puissantes comme le Québec, prouve au monde que la domination considérable et continue de l'anglo-américain n'est pas inéluctable. Cette résistance est précieuse. Le Général de Gaulle l'avait bien pressenti qui déclara aux fondateurs que la France approuvait leur action. Aujourd'hui, à quoi assiste-t-on ? A l'organisation d'une coalition d'énergies et de francophones luttant pour la survie du français au sein des institutions internationales, de l'ONU à Bruxelles, et refusant de céder à une forte pression anglophone. Il faut bien constater que cette situation contraire produit un bon effet en imposant à la France de se battre vaillamment, sans épargner efforts et sacrifices. Sachons bien que le coût de notre politique de promotion linguistique est très élevé et que cet argument est utilisé par ceux qui ne sont pas favorables aux dividendes purement culturels.

Certains seront tentés d'entendre dans ce discours «une voix crier dans le désert»...

Certes, mais cette entreprise qu'on pourrait juger de prime abord stérile, comporte également une importante dimension politique. Tous les sommets francophones accueillent des pays pauvres demandeurs d'aide économique ; la promotion du français est liée, chez les Africains en particulier – ainsi que d'une manière générale dans les pays du Maghreb – à la réalité d'une tutelle économique. Ce qui rend ce combat unique au monde, c'est que ce que nous payons si cher n'est autre que l'exportation d'une valeur purement culturelle. Du temps de l'empire, l'enjeu principal était le commerce à des tarifs très favorables avec les pays colonisés. Aujourd'hui, en revanche, l'aide financière apportée à ces pays, si elle leur demeure essentielle, a pour objet principal la promotion du français. Engager des sommes aussi importantes dans une entreprise de promotion de la langue n'est pas un geste anodin.

Pensez-vous que l'accession de pays traditionnellement francophiles – tels que la Pologne – à l'Union européenne puisse contribuer à cet effort ?

L'adhésion des pays d'Europe centrale constituerait plutôt à mes yeux une grave menace pour le français. Leurs populations préfèrent manifestement l'anglais, langue des affaires, au français, perçu comme élitiste et économiquement peu rentable. Ni la Scandinavie ni les pays d'Europe du Nord ne semblent se soucier de nous. Helsinki, Copenhague ou Oslo se préoccupent fort peu de parler français. Ayant une langue nationale qui n'est parlée qu'en deçà de leurs frontières, les Européens du nord voient dans l'anglais un moyen d'ouverture sur un monde économique florissant auquel ils veulent s'associer.

Peut-on déduire des évolutions du français un indice sur des modifications d'ordre sociologiques ?

Déceler dans les évolutions langagières un indice sur les modifications dans lesquelles s'engagerait la langue ne va pas de soi ; que déduire, en effet, d'accords grammaticaux innovants, de cette nouvelle manière d'accentuer les mots en y rajoutant, par exemple, des «e» finaux, sinon simplement un rapprochement des normes écrites et orales ? Un grand nombre d'usages propres à l'oral sont en train de pénétrer l'écrit, alors même que jusqu'à une période récente, le français était une langue où ces deux normes se distinguaient radicalement. Certes, le français change, mais pas plus que par le passé. En déduire, par exemple, une modification de notre rapport au temps serait faire preuve d'une myopie bien contemporaine...

    Source : http://www.lefigaro.fr/
    Posté par gb