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Serments de Strasbourg

Le document


Le début de l'histoire des Serments de Strasbourg.
Nithard, III, 5

C’est dans une copie du Xe siècle que les Serments de Strasbourg nous sont parvenus. Le manuscrit semble avoir été écrit à l’abbaye de Saint-Médard de Soissons au Moyen Age, puis à l’abbaye de Saint-Magloire à Paris (cf. Poerck 1956 : 190). Aujourd’hui, c’est la BNF qui le possède (B.N. lat. 9768). -> Consultation en mode image sur Gallica
Il contient l’Histoire des fils de Louis le Pieux, écrite par Nithard, petit-fils de Charlemagne, entre mai 841 et sa mort en 844. C’est au livre 3 que l’épisode des Serments nous est racontée :

Le 14 février 842, Charles le Chauve et Louis le Germanique se rencontrent à Strasbourg pour se prêter assistance contre leur frère Lothaire, ainé frustré parce qu’il devra partager le royaume de son père avec ses frères. Après avoir vécu plusieurs attaques et poursuites, Charles et Louis concluent donc un pacte d’alliance sous les yeux de leurs suites. Chacun des deux jure un serment, Louis en roman (français), Charles en allemand. Leurs suites (qui se composaient sans doute de soldats, mais aussi d’esclaves, de serviteurs et d’autres gens attachées à la cour de chacun) prêtent serment dans les langues opposées, la suite de Louis en allemand, celle de Charles en français.
Ce qui est curieux est le fait que les serments ne sont pas traduits en latin par Nithard comme on le faisait d’habitude mais rapportés en version originale, ce qui fait des Serments de Strasbourg effectivement le premier texte en langue française.

Quel dialecte ?


Le serment en langue romane :
"Pro Deo amur et pro christian poblo..."

Bien qu’on ne cesse de répéter que les Serments de Strasbourg constituent le premier texte français, des difficultés considérables se sont présentées quand il s’agissait de préciser dans quel dialecte ou variété du français ils ont été écrits. D’une part, plusieurs traits linguistiques de ce roman s’accordent bien avec l’ancien français / la langue d’oïl, comme le système à deux cas, le démonstratif cist et des sonorisations de certaines consonnes (podir, fradre). En revanche, les diphtongues qu’on attendrait sont absents, de même un changement de ka- en cha- (cadhuna).
Vu ce manque d’homogénéité dans le texte, un grand nombre de propositions ont été avancées. Tandis que certains linguistes croyaient que le texte était écrit en francoprovençal, d’autres ont proposé la langue d'oc etc. Dans plusieurs articles dans les années 60 et 70, Arrigo Castellani s’est livrée une bataille avec Gerold Hilty, en voulant prouver que le texte était du poitevin de la ville de Poitiers, vu que ce dialecte montre à la fois des traits linguistiques de l’oïl comme de l’oc.
Cependant, il faut se demander si la langue des Serments reflète un dialecte quelconque ou si au contraire, elle constitue une langue plus ou moins artificielle, étant donné le fait que le texte contient des tournures juridiques calquées en grande partie sur le latin : “cette langue des Serments n’est en aucun cas représentative de la manière dont on pouvait parler au IXe siècle (...) Leur inscription dans une tradition juridique latine les [éloigne] de la langue parlée des illettrés.” (Duval et al. 2007 : 89) L'hypothèse que le texte écrit des Serments ne reflète pas une langue ainsi parlée est corroboré par le fait que le même mot peut être écrit avec des voyelles différentes (cf. fradra vs fradre). On peut en effet supposer que le ou les rédacteurs des Serments ont attenué les différences dialectales du gallo-roman pour arriver à une sorte de roman normalisé d’écrit qui n’a pas de correspondence directe dans la langue parlée.

Signification linguistique

Le premier texte en français
Contrairement à la formule de Soissons et aux gloses de Reichenau (tous les deux du VIIIe siècle), ce document de 842 est un vrai texte cohérent, non seulement une liste de mots ou une seule phrase en français. La langue de l’ancien français peut être aperçue dans son contexte ici, un fait qui fait apparaître des traits de syntaxe et de morphologie qui étaient dissimulés avant.
Bien que les Serments de Strasbourg constituent effectivement le premier texte conservé en langue française, il paraît erronné de parler (comme Cerquiglini) d’une “naissance du français”, un terme qui suggère un acte de création plus ou moins subite. Or, les faits qu’on peut observer en latin vulgaire (et en général dans toute recherche sur l’histoire d’une langue quelconque) laisse penser qu’il vaudra mieux de parler d’une génèse du français, sur un continuum qui s’est opéré en plusieurs siècles : “C’est plutôt de scissiparité qu’il s’agirait, d’une séparation progressive et graduelle entre un latin des lettrés et un latin vernaculaire” (Duval et al. 2007 : 91).

Si on parle de “naissance du français” plutôt en se référant au fait de la pénétration dans l’écriture, il faut également dire que ce n’est sans doute pas un acte soudain. Les Serments de Strasbourg sont précédés de listes de mots et de courtes phrases et mots qui apparaissent dans des textes latins au VIIIe siècle (formule de Soissons, gloses de Reichenau, parodie de la loi salique). D’ailleurs, il est probable que d’autres textes en ancien français ont déjà existé au temps de la rédaction des Serments de Strasbourg - mais qui ne nous sont pas parvenus.

L'instauration comme langue nationale ?
Selon Cerquiglini, les Serments de Strasbourg constituent aussi un acte de politique linguistique : ils instaureraient le français comme langue nationale, de même que le partage de l’empire se serait fait selon les frontières linguistiques (cf. Cerquiglini 2007 : 75). L’auteur de La naissance du français s’inscrit ainsi dans la tradition de Renée Balibar et de Ferdinand Brunot qui tentaient d'attribuer aux Serments le caractère d’un acte conférant au français des lettres de noblesse dès le début et qui voulaient le doter d’un caractère national dès son apparition.

Cependant, il faut souligner que le concept de la nation est un concept essentiellement moderne, quasiment inexistant dans cette forme au Moyen Age. plus, comment serait-il possible de créer des nations si les territoires sont très instables en cette époque-là et changent plusieurs fois au cours du IXe siècle ? Troisièmement, l’affirmation que le partage de l’empire se soit fait selon des frontières linguistiques semble une interprétation négligeant la situation bilingue de cette époque. Même au IXe siècle, il semble exister une vaste zone de transition entre français et allemand dans le nord et l’est de la France actuelle, où l’on parle les deux langues. Rappelons que le Concile de Tours laisse aux prêtres du diocèse le choix de prêcher à leurs fidèles en roman ou en germanique (MGH Conc. 2,1 : 288).

Si Charles et Louis jurent chacun dans une langue différente, et leur suites aussi, mais en version inverse, on y peut sans doute voir une fonction symbolique – mais laquelle ? Selon Duval (et al. 2007 : 88), il s’agissait de mettre en relief la diversité éthnique et linguistique du royaume. On peut également penser qu’il n’y a pas de symbolisme à y chercher mais que la langue des Serments est uniquement motivée par un souci pragmatique de se faire comprendre de l’autre. Dernièrement, en ce qui concerne Charles et Louis, on ne peut pas nier à y voir aussi une certaine tendance ludique qui est le reflet de leur bilinguisme car le jeu se renouvelle en 860 lorsque les rois se rencontrent à nouveau à Coblence et où ils se parlent en changeant plusieurs fois de langue (MGH Capit. II: 158).

Traits linguistiques

Parmi les phénomènes observables dans le texte des Serments se trouvent des caractéristiques
du latin vulgaire commun :

  • changement des qualités des voyelles (donat > dunat, saver > savir)
  • syncope (populo > poblo)
  • le nouveau futur périphrastique avec infinitif + habere (salvare habeo > salvarai ; prindrai)
  • usage extensif des pronoms personnels

Le serment roman juré par la suite de Charles

en commun avec d'autres langues romanes, surtout celles de l'Ouest :

  • sonorisation des consonnes intervocaliques (poblo, podir, sagrament)
  • chute des voyelles finales sauf -a (commun, christian, om, quant, salvament ; cf. franco-prov. comun, port. comum, esp. común, mais ital. comune)
  • emploi fréquent de (ecce) iste comme démonstratif (ecce iste > cist, iste die > ist di ; se trouve aussi en esp. et en italien, selon Wartburg)
  • vocabulaire : le mot avant (< abante ; cf. l'italien avanti)
  • l'emploi de om (< lat. homo) dans le sens de "on" (se trouve dans presque toutes les langues romanes mais est particulièrement répandu dans la langue d'oïl, selon le FEW)
  • pronom possessif avant le nom (meon, son ; aussi en italien et en espagnol)

spécifiques au gallo-roman ou à la langue d'oïl :

  • consonne épenthétique dans certains groupes de consonnes comme ml, nr, mr, sr (senra > sendra ; cf. fr. nombre, franco-prov. nombro, catalan nombre, mais ital. numero, esp. número)
  • diphtongues issues du développement kt > it (plaid, dreit < lat. directum ; phénomène qui s'est passé dans les dialectes d'oïl et d'oc, cf. fr. droit, occitan dreit/drech, franco-prov. drêt, esp. directo)
  • spirantisation intervocalique (sapere > savir ; dans l'oïl et le franco-prov., cf. fr. savoir, franco-prov. savêr, mais oc. saber)
  • réduction à deux cas avec un cas sujet et un cas régime (Deus - Deo, Karlus - Karlo ; d'autres langues romanes ont aussi réduit leur système des cas, mais de façon différente, selon Seidl)

Il est intéressant de constater que la grande plupart des phénomènes sont aussi attestés dans d'autres langues romanes, et qu'en revanche, plusieurs phénomènes ne touchant que le français (comme certaines diphtongues ou -a > -e) ne sont pas écrits. Sans doute, le rédacteur des Serments s'est efforcé justement de ne pas transcrire un dialecte spécifique mais d'écrire une sorte gallo-roman commun qui serait compris dans tout le royaume, négligeant des traits jugés trop locaux.
→ Frédéric Deloffre (1980) a constaté que la syntaxe du texte roman est en parallèle avec la syntaxe du texte allemand et y a vu une influence germanique sur le français. Cependant, les caractéristiques qu'il énumère (antéposition d'adjectifs qualificatifs, pronom personnel sujet, verbe à la fin) ne sont pas des traits typiques de l'ancien français mais se trouvent le plus souvent aussi dans d'autres langues romanes, voire déjà dans le latin vulgaire.

Le texte

D'après Nithard, Histoire des fils de Louis le Pieux, III, 5. MGH Script. II. Hannover, Hahn, 1829. Quelques corrections et la traduction en français adaptés de Philippe Lauer (édition de 1926, Honoré Champion).

Ergo 16. Kalend. Marcii Lodhuwicus et Karolus in civitate quae olim Argentaria vocabatur, nunc autem Strazburg vulgo dicitur, convenerunt ; et sacramenta quae subter notata sunt Lodhuwicus romana, Karolus vero teudisca lingua iuraverunt. Ac sic ante sacramentum circumfusam plebem alter teudisca alter romana alloquuti sunt.
Lodhuwicus autem, qui maior natu, prior exorsus, sic coepit :
Donc le 16ème jour avant le mois de mars (= 14 février) Louis et Charles se rencontraient dans la ville qui autrefois était appelée Argentaria mais qui maintenant est appelée Strazburg (Strasbourg) dans le peuple. Et ils prêtèrent les serments qui sont notés ci-dessous, Louis en langue romane (= français) et Charles en tudesque (= allemand). Mais avant le serment, ils s’adressèrent à la foule qui les entourait, l’un en tudesque, l’autre en roman.
Et Louis, parce qu’il était l’ainé, commença en premier ainsi :
(s’ensuit la brève allocution au peuple, mais qui est rapportée en latin par Nithard. On explique à la foule les raisons du serment, à savoir les poursuites et mechancetés de la part de leur frère Lothaire.)
Cumque Karolus haec eadem verba romana lingua perorasset, Lodhuvicus, quoniam maior natu erat, prior haec deinde se servaturum testatus est :Et lorsque Charles avait terminé ces mêmes mots en langue romane, Louis, puisqu’il était l’ainé, jura le premier de les observer :
Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament, dist di in avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo, et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dift, in o quid il mi altresi fazet ; et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai, qui meon vol cist meon fradre Karle in damno sit."Pour l’amour de Dieu et pour le peuple chrétien et notre salut commun, à partir d’aujourd’hui, en tant que Dieu me donnera savoir et pouvoir, je secourrai ce mien frère Charles par mon aide et en toute chose, comme on doit secourir son frère, selon l’équité, à condition qu’il fasse de même pour moi, et je ne tiendrai jamais avec Lothaire aucun plaid qui, de ma volonté, puisse être dommageable à mon frère Charles."
Quod cum Lodhuvicus explesset, Karolus teudisca lingua sic hec eadem verba testatus est :Quand Louis avait terminé cela, Charles jura ces mêmes mots en langue tudesque :
In godes minna ind in thes christianes folches ind unser bedhero gealtnissi, fon thesemo dage frammordes, so fram so mir got gewizci indi madh furgibit, so haldih tesan minan bruodher, soso man mit rehtu sinan bruher scal, in thiu thaz er mig sosoma duo ; indi mit Ludheren in nohheiniu thing ne gegango, the minan willon imo ce scadhen werhen."Pour l’amour de Dieu et pour le salut du peuple chrétien et notre salut à tous deux, à partir de ce jour dorénavant, autant que Dieu m’en donnera savoir et pouvoir, je secourrai ce mien frère, comme on doit selon l’équité secourir son frère, à condition qu’il en fasse autant pour moi, et je n’entrerai avec Lothaire en aucun arrangement qui, de ma volonté, puisse lui être dommageable."
Sacramentum autem quod utrorumque populus quique propria lingua testatus est, romana lingua sic se habet :Et le serment que chacun des deux suites jura dans sa propre langue est ainsi conçu en langue romane :
Si Lodhuvigs sagrament, quae son fradre Karolu iurat, conservat, et Karlus meos sendra de suo part non lostanit*, si io returnar non lint pois, ne io ne neuls cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra Lodhuwig nun li iu er."Si Louis observe le serment qu’il jure à son frère Charles et que Charles, mon seigneur, de sont côté, ne le tient pas, si je ne puis l’en détourner, ni moi ni aucun de ceux que j’en pourrai détourner, je ne lui serai d’aucune aide contre Louis."
Teudisca autem lingua :Et en langue tudesque :
Oba Karl then eid, then er sinemo bruodher Ludhuwige gesuor, geleistit, indi Ludhuwig min herro then er imo gesuor, forbrihchit, ob ih inan es irwenden ne mag, noh ih noh thero nohhein then ih es irwenden mag, widhar Karle imo ce follusti ne wirdhit."Si Charles observe le serment qu’il a juré à son frère Louis et que Louis, mon seigneur, rompt celui qu’il a juré, si je ne puis l’en détourner, ni moi ni aucun de ceux qu’en pourrai détourner, je ne lui prêterai aucune aide contre Charles."
Quibus peractis, Lodhuwicus Renotenus per Spiram, et Karolus iuxta Wasagum per Wizzunburg Warmatiam iter direxit.Cela terminé, ils prirent le chemin à Worms, Louis le long du Rhin par Spire et Charles le long des Vosges par Wissembourg.



*lostanit:
De diverses lectures et interprétations de ce passage ont été proposées. Le sens de ce "non lostanit" semble clair: "ne le tient pas". Philippe Lauer l'analyse comme "l'ostanit" = non l'obstient, du verbe obstenir qui signifiait "maintenir" en ancien français. Diez, et après lui Poerck, y lisent un "los tanit" = lo se tanit, avec un pronom lo, un reflexif se et le verbe tanit = tenir - Diez y voit un présent (tient), Poerck un imparfait (tenait). Hilty lit "lof tannit", avec le nom lof (lieu) et le verbe tenir au subjonctif, et voit dans ce "lieu tenir" une expression pour "tenir bon". Signalons aussi l'interprétation de Gaston Paris qui lisait "lo suon fraint" (le sien fraint, c-à-d. brise), ce qui semble un peu fantaisiste.

Images

Les images presentées ci-dessous constituent les pages 12 (verso) et 13 (recto et verso) du manuscrit de Nithard (BN lat. 9768). Libres de droit, elles sont prises à la bibliothèque numérique de la BNF (Gallica). Les deux serments en roman se lisent sur le recto de la p. 13. Le manuscrit entier de Nithard peut être consulté ici. Cliquez sur une image pour la voir agrandie.

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Bibliographie

  • CASTELLANI, Arrigo (1978) : "Nouvelles remarques au sujet de la langue des Serments de Strasbourg". Travaux de linguistique et de littérature XVI, 1. pp. 61-73.
  • CERQUIGLINI, Bernard (2007 [1991]) : La naissance du français. (éd. Que sais-je ?) Paris, PUF.
  • DELOFFRE, Frédéric (1980) : "A propos des Serments de Strasbourg : les origines de l’ordre des mots du français". Travaux de linguistique et de littérature XVIII, 1. pp. 287-298.
  • DUVAL, Frédéric et al. (2007) : Mille ans de langue française. Histoire d’une passion. Paris, Perrin.
  • HILTY, Gerold (1973) : "Les Serments de Strasbourg". Travaux de linguistique et de littérature XI, 1. pp. 511-524.
  • HUCHON, Mireille (2002) : Histoire de la langue française. Paris, Librairie Générale Française.
  • LOT, Ferdinand (1939) : "Le dialecte roman des Serments de Strasbourg". Romania, 65, pp. 145-163.
  • NITHARD (1926) : Histoire des fils de Louis le Pieux. Éditée et traduite par Ph. Lauer. Paris, Honoré Champion.
  • POERCK, Guy de (1956) : "Le ms. B.N. lat 9768 et les Serments de Strasbourg". Vox Romanica 15/2. pp. 188-214.