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Changement du langage

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Pourquoi et comment les langues changent

Depuis la naissance de la linguistique moderne au XIXe siècle, des théories diverses sur la nature du changement des langues ont vu le jour. La linguistique allemande était prédominante dans ce point au XIXe siècle, la linguistique anglo-américaine depuis le milieu du XXe siècle.

L'arbre généalogique

Un des modèles les plus importants est la théorie du Stammbaum (de l’arbre généalogique). Elle s’associe surtout aux noms d’August Schleicher et des Néogrammairiens (Hermann Osthoff, Karl Brugmann), linguistes allemands de la seconde moitié du XIXe siècle. Selon ce modèle, les dialectes dans une langue mère se différencient de plus en plus l’un de l’autre par des innovations / changements. De cette façon, ils deviennent des langues-filles à part qui se scindent du tronc commun et qui se ramifient comme des branches et des sous-branches dans un arbre.
Le concept de la régularité fondamentale du changement phonétique et des lois phonétiques y est lié. Cela veut dire que si, dans une langue X, à un moment, on commence à ne plus prononcer le –e final d’un mot, cette disparition du –e se passe dans tous les mots de la langue, et non pas de façon irrégulière dans certains mots, et pas dans d’autres. Un problème de cette théorie est le fait qu’elle a du mal à expliquer les exceptions, des changements qui paraissent en fait irréguliers. En plus, l’attachement à une vue génétique du changement perd de vue le contact entre les langues qui peut se faire encore après la scission.

La théorie de vagues

La théorie de vagues (all. Wellentheorie) est née à la fin du XIXe siècle dans les ouvrages de Johannes Schmidt (1872) et de Hugo Schuchardt (1868/70). Ils ont été suivis par des romanistes et des dialectologues francophones, notamment par Jules Gilliéron (1854-1926), à qui on attribue généralement le slogan de cette théorie : "Chaque mot a son histoire".
La théorie s’oppose donc à la régularité du changement préconisée par les Néogrammairiens, en s’appuyant aussi sur les dialectes. Selon la théorie de vagues, tout changement s’étend sur une aire géographique comme une vague, allant d’un épicentre vers la périphérie où il se ralentit et s’arrête finalement. Comme chaque mot passe le changement d’une façon un peu individuelle, il peut y avoir des exceptions, donc des mots qui résistent au changement.

Un exemple du français normand : D’habitude, un /ka-/ latin au début d'un mot devient [ʃa] cha- en français (par ex. latin cantare > fr. chanter). Mais dans certaines parties littorales de la Normandie (donc la "périphérie" en quelque sorte), huit mots ont résisté à ce changement et s’y prononçaient traditionnellement avec un /k-/ encore au début du XXe siècle : chaîne, chambre, champ, Chandeleur, chandelle, chanson, chanter et chat. Le domaine géographique du /k-/ était même différent selon le mot concerné : chanson se prononçait canson uniquement dans la région de Cherbourg tandis que canter (chanter) avait un domaine beaucoup plus large. (cf. Campbell 2004: 213sq.)

Les apports sociolinguistiques

La dernière théorie presentée ici vient directement de l’essor sociolinguistique américain des années 1960-70. Elle est associée au nom de William Labov et de ses collègues Uriel Weinreich et Marvin Herzog, qui se sont appuyés sur des recherches empiriques sur les variations au sein d’une langue pour leur théorie.
Dans cette théorie, le changement linguistique naît dans la variation naturelle de la langue. Si une variante est associée à un groupe social de prestige, la variante peut être prise comme modèle et alors diffusée dans la communauté (parce que les autres groupes immitent le parler de la classe ou du groupe de prestige). Ainsi, toute variation synchronique (momentanée, à l’intérieur d’une langue) est un reflet de la variation diachronique (du changement dans le temps). Comme dans la théorie de vagues, le changement affecte un mot après l’autre, pas tous à la fois (diffusion lexicale).


Stades de la nasalisation, d'après les données de Straka 1955: 255

Un exemple typique de la diffusion lexicale est la nasalisation de voyelles en ancien français. Devant un –n (aujourd'hui ne plus prononcé), la voyelle précédente se nasalisait d’habitude : bon se prononçait d’abord [bɔn], puis, à partir du XIIe siècle [bɔ̃n] (Le –n final a disparu à la fin du XVIe siècle : [bɔ̃]).
Dans un article paru en 1955, Georges Straka a montré que cette nasalisation n’affectait pas toutes les voyelles au même moment: Les voyelles a et e (comme dans souvent, tant) sont devenues nasales déjà au début du XIe siècle, o au XIIe, i au XIIIe et u n’est devenu nasal qu’au XIVe siècle ! Si on met les différentes voyelles dans un tableau, on constate une courbe de S : une première vague de nasalisation qui affecte a, e, ai et ei très vite, puis un ralentissement. Après la nasalisation de o, la vague regagne en vitesse et affecte le reste de voyelles en peu de temps, avant de ralentir à nouveau. Le processus entier, de la première à la dernière voyelle qui est nasalisée avant –n, dure plus que 300 ans (cf. Straka 1955: 255).

Bibliographie

AITCHISON, Jean (2001), Language change. Progress or Decay?, Cambridge: Cambridge Univ. Press.
CAMPBELL, Lyle (2004), Historical linguistics, Second edition, Edinburgh: Edinburgh Univ. Press.
DUCROT, Oswald / SCHAEFFER, Jean-Marie (éds., 1995), Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris: Seuil. (chapitre "Linguistique historique au XIXe siècle", pp. 23-33)
HOCK, Hans Henrich (1991), Principles of historical linguistics, Second edition, Berlin et New York: de Gruyter.
SOUTET, Olivier (2005), Linguistique, Paris: PUF.
STRAKA, Georges (1955), "Remarques sur les voyelles nasales, leur origine et leur évolution en français", Revue de linguistique romane 19, 245-274.
TUITE, Kevin (1999), "Au delà du Stammbaum: Théories modernes du changement linguistique", Anthropologie et société 23/3, 15-52. (version PDF ici)
WEINREICH, Uriel / LABOV, William / HERZOG, Marvin I. (1968), "Empirical foundations for a theory of language change", in: Lehmann, Winfred / Malkiel, Yakov (éds), Directions for historical linguistics, Austin: University of Texas Press, 95-195.