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Structures de l'indo-européen

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Dans les derniers 200 ans, la méthode comparative (voir la page Généalogie) a permis de reconstruire une partie considérable des structures du proto-indo-européen, surtout dans les domaines de la phonologie, de la morphologie et du lexique. Voici un survol très court sur ce qu’on sait ou croit savoir aujourd’hui sur cette langue-mère. Nous suivons ici les représentations données par Fortson IV 2010, Hoenigswald et al. 2008, Mayrhofer 1986, Meier-Brügger 2003 et Tichy 2009. NB: Dans les représentations de formes ou phonèmes indo-européens, l’astérisque (*) signifie que la forme/le phonème est reconstruit.

Phonologie

Voyelles

Le proto-indo-européen avait dix voyelles : *a *e *i *o *u (courtes) et *ā *ē *ī *ō *ū (longues), prononcées à peu près comme les voyelles dans bar, dés, rire, dos, coup. Le statut de *i et *u comme phonèmes à part est parfois remis en question vu qu’ils ont des variantes consonantiques *j et *w (i et u consonantique comme dans les mots yacht, oui). Pourtant, des formes reconstruites comme *nūn ("maintenant") et certaines terminaisons comme le suffixe du locatif *-i montrent que i et u sont à considérer comme des propres phonèmes (cf. Fortson IV 2010: 67 et Mayrhofer 1986: 160sq.).

Les voyelles *a, *e et *o peuvent se combiner avec *i et *u pour former des diphtongues: *ai, *ei, *oi, *au, *eu, *ou. Pour la prononciation cf. les diphtongues dans maille, paysage, boycott (ai, ei, oi), et angl. power, portugais meu ou ital. neutro, angl. flow (au, eu, ou). À propos du système vocalique il faut ajouter qu’il existe en outre un soi-disant schwa secundum, un schwa [ǝ] faiblement articulé et sans statut de phonème, qui est parfois inseré dans des groupes de consonnes, comme dans *kᵂtwor ("quatre") > kᵂǝtwor.

Consonnes

Le nombre de phonèmes consonantiques s’élève à 25.

Les occlusives

 labialesdentalespalatalesvélaireslabiovélaires
sourdes :*p*t*ḱ*k*kw
sonores :*b*d*g*gw
sonores aspirées :*bh*dhh*gh*gwh

Les consonnes palatales se prononcent en élevant la langue envers le palais de la bouche ; en ce qui concerne les labiovelaires comme *kw, comparez le /kw/ dans quoi, qui se prononce de manière semblable. Le proto-indo-européen distinguait en outre des occlusives sonores aspirées (dh) et non aspirées (d), comme le faisait le sanskrit védique. Un système de ces trois types d’occlusives (sourdes, sonores, sonores aspirées) est pourtant très rare à trouver parmi les langues du monde, ce qui a amené certains chercheurs à remettre en question la justesse de la reconstruction. Gamkrelidze et Ivanov ont proposé la soi-disante théorie glottalique en remplaçant la série des occlusives sonores (b d g...) par des consonnes glottalisées (p’ t’ k’), à côté d’occlusives "traditionnelles" sourdes (p t k) et sonores (b d g). Ce dernier système est plus plausible d’un point de vue typologique mais est plus difficile à justifier du point de vue de l’évidence dans les langues-filles.

Nasales, liquides et semi-voyelles :
*n *m *r *l, plus *j et *w, qui ont des variantes vocaliques (voir ci-dessus).
Les nasales et liquides ont des variantes syllabiques *ṇ *ṃ *ṛ *ḷ. Le même phénomène existe dans plusieurs langues slaves, cf. par ex. le mot tchèque prst ("doigt"), ou r fonctionne comme une voyelle.

Laryngales : *h1 *h2 *h3
La prononciation des laryngales est très incertaine, d'où leur annotation par des chiffres 1, 2, 3. Commes les nasales et liquides, elles avaient des versions consonantiques et syllabiques. L’existence des laryngales a été longtemps débattue vu qu’aucune des langues-filles vivantes les a conservées ainsi. C’est le célèbre linguiste Ferdinand de Saussure qui posait le fondement de cette reconstruction en 1878 dans son Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes. Aujourd'hui, la plupart des chercheurs s'accordent sur ce que cette théorie des laryngales est correcte.

Fricative : *s
s avait sans doute une variante sonore z. Une deuxième fricative þ a été proposée mais cette affirmation semble problématique.

Accent

En français, l’accent de chaque mot est fixe et il est placé sur la dernière syllabe qui ne comporte pas de e muet. En proto-indo-européen, l’accent était libre, c-à-d. sa place n‘était pas définie par la longueur du mot ou ses syllabes mais par des critères morphologiques. L’accent fonctionnait comme un phonème : il pouvait changer de place et ce changement pouvait marquer une différence de sens. Quelques langues-filles anciennes, tel que le grec ancien, le tokharien, le hittique et le sanskrit védique ont conservé ce caractère libre de l’accent.
Contrairement au français, qui a un accent de durée (cf. Chiss et al. 2001: 103), et à l’anglais, qui a un accent d’intensité, le proto-indo-européen avait un accent mélodique. Il était marqué par la hauteur, comme dans beaucoup de langues dans le monde comme le grec classique, le serbo-croate, le japonais etc.

Morphologie

Un des principes les plus importants dans la morphologie indo-européenne est l’alternance vocalique nommé ablaut (all. pour "apophonie"). Cela signifie que la voyelle du radical d’un nom ou d’un verbe change quand celui-ci est décliné ou quand d’autres mots en sont dérivés. Les degrés possibles sont les voyelles e et o (courtes), élimination de la voyelle (degré zéro), ainsi que ē et ō (longues), donc cinq degrés en tout. Il est facile de voir que l’alternance peut être qualitative (la voyelle change entièrement) et quantitative (la longueur de la voyelle change). Un exemple du grec ancien, qui est une langue-fille indo-européenne : le mot pour "père" est patēr (avec un e long) au nominatif singulier, mais pater (e court) à l’accusatif. Et lorsqu’on forme le génitif, la forme est patros (degré zéro, la voyelle entre t-r a disparu).

Le nom

Le proto-indo-européen (PIE) était une langue très synthétique : on pouvait exprimer beaucoup d’informations grammaticales par les terminaisons et par des changements dans le radical. Il y avait trois genres, comme en latin : masculin, féminin et neutre. Les noms avaient non seulement un singulier et un pluriel mais aussi un duel, dont on se servait pour parler de deux choses, par ex. les yeux. L’anatolien, qui est la plus vieille branche dans la famille indo-européenne, n’avait que deux genres, c’est pourquoi on se demande si la proto-langue avait elle aussi seulement deux genres à l'origine et si ce n’est qu’après la séparation avec l’anatolien qu’elle a développé un troisième genre.
En plus, le PIE n’avait pas moins que huit cas: le nominatif (exprimait le sujet), le vocatif (adresse), l’accusatif (objet direct), le datif (objet indirect), l’instrumental (moyen), le génitif (propriétaire de qqch.), le locatif (lieu, date) et l’ablatif (source, point de départ). Comme nous avons dit, c’est la terminaison qui montrait la fonction grammaticale d’un mot dans la phrase. Le latin a reduit ce système de huit cas à six, l’ancien français à deux, et le français moderne est, finalement, une langue sans cas, à part pour ses pronoms personnels, qui montrent des traces du nominatif (Enfin, il est venu), du datif (je lui donne le livre) et de l’accusatif (je le vois). Pour les noms normaux, le français d’aujourd’hui se sert de prépositions (à, de...) et de l’ordre des mots pour exprimer ces relations grammaticales.

Un exemple (Tichy 2009: 59), comparé au français : *ph2tē´r ("père", masculin, au singulier)

nom.*ph2tē´rle père [fait, voit...]
voc.*pǝ2´terpère !
acc.*ph2tē´r-ṃ[voit...] le père
dat.*ph2tr-éi[donne] au père
instr.*ph2tr-éh1avec/par le père
gén.*ph2tr-és[la maison] du père
abl.*ph2tr-és[je viens] du père
loc.*ph2tér-ichez le père

On peut voir que l’accent change de place dans les cas différents. Le changement d’accent est une dimension importante en PIE. Il est gouverné par certains principes, et le changement se passe entre racine, suffixe et la terminaison. On place en outre les noms dans des groupes thématiques et athématiques. Les noms thématiques ont une soi-disante voyelle thématique à la fin du radical (o, ā), les noms athématiques n’en ont pas – le radical se termine dans ces cas-là souvent par un consonant (r, n, s, t) ou i, u. Comme les substantifs thématiques étaient plus réguliers et plus faciles à décliner que les athématiques, ils se sont répandus davantage et sont devenu le groupe dominant. Dans l’exemple ci-dessus, *ph2tē´r est un membre du groupe athématique en –r.
Les adjectifs suivaient les noms dans leurs déclinaison et pouvaient se mettre aux degrés de comparaison par des suffixes. Les adverbes étaient formés avec des formes de cas d’adjectifs ou de noms. D’autres catégories de mots étaient les pronoms, les nombres et les postpositions. Mais il n’existaient ni des articles ni des prépositions.

Le verbe

Le système verbal du PIE était très synthétique. Beaucoup d’informations pouvaient être exprimées par des suffixes et des désinences, chaque verbe avait donc beaucoup de possibilités de flexion. Il est difficile de gagner une vue d’ensemble sur ce système.

Le verbe avait trois personnes et trois nombres (singulier, pluriel, duel), ce qui donne neuf combinaisons possibles : je viens, tu viens, il/elle vient, nous venons, vous venez, ils viennent, nous deux venons, vous deux venez, les deux viennent.
D’habitude, les personnes et les nombres sont exprimés par des terminaisons, les autres dimensions comme temps et mode par des suffixes qui sont placés avant la terminaison. Les spécialistes du domaine s’accordent malheureusement peu sur ce qui doit être compté comme temps ou comme mode. Selon Fortson (2010: 88), il y avait au moins quatre temps: le présent (je viens), l’imparfait (je venais, j’étais en train de venir), l’aoriste (je vins) et le parfait (je suis venu), tous des temps qui correspondent dans leurs fonctions à peu près à celles des temps français. Il est possible qu’il ait existé en outre un plus-que-parfait (j’étais venu). Il n’y avait pas de futur proprement dit.

L’autre dimension était le mode et sans doute en y avait-il également quatre : l’indicatif (pour des faits réels : elle travaille), l’impératif (ordre : travaille !), l’optatif (pour des faits virtuels, des possibilités et des souhaits, ce qui correspond un peu au subjonctif français : il est possible qu’elle travaille) et le subjonctif (dont la fonction est difficile à déterminer, il exprimait peut-être le futur : elle va travailler). On pense qu’il existait sans doute également un soi-disant injonctif mais la fonction de ce mode est très incertaine ; on croit qu’il exprimait des actions “hors du temps”, des actions ou des états qui étaient toujours vrais, comme par ex. “Le monde est grand”. Il y avait des participes mais pas d’infinitif. Il n’y avait pas non plus de passif comme en français ("il est lavé par... ") mais un moyen, qu’on utilisait pour exprimer des actions qu’on faisait pour soi-même : cf. en grec ancien loúei ("il lave") et loúetai ("il se lave").

Un exemple (Tichy 2009 : 109sq.) avec des formes actives au présent. Le verbe est *gwhén-, qui signifie "battre, frapper".

  injonctifindicatifoptatifsubjonctif
sg.1e*gwhénṃ*gwhénmi*gwhṇjéh1*gwhénh1oh2
 2e*gwhéns*gwhénsi*gwhṇjéh1s*gwhénh1es(i)
 3e*gwhént*gwhénti*gwhṇjéh1t*gwhénh1et(i)
du.1e*gwhṇwē´*gwhṇwés*gwhnih1wē´*gwhénh1owe(s)
 2e*gwhṇtáh2*gwhṇth2ós*gwhnih1táh2*gwhénh1etah2
 3e*gwhṇtáh2*gwhṇtós*gwhnih1táh2*gwhénh1etah2
pl.1e*gwhṇmó*gwhṇmós*gwhnih1*gwhénh1ome(s)
 2e*gwhṇtē´*gwhṇtés*gwhnih1tē´*gwhénh1ete(s)
 3e*gwhnént*gwhnénti*gwhnih1ént*gwhénh1ont(i)

imperatif : par ex. 2e sg. *gwhṇdhí (frappe !), participe : (frappant) *gwhnént- ; *gwhnṇtíh2- (féminin)

Syntaxe

Quand on reconstruit un système phonologique ou morphologique, on compare des formes et des phonèmes correspondants, et le phonème ou la forme d’origine peut être trouvé en sachant que les changements phonétiques ont un caractère régulier et qu’ils vont dans certaines directions plus que dans d’autres (directionalité). Mais ces caractéristiques manquent aux changements syntaxiques (Campbell et Mithun 1980: 19). En outre, il paraît difficile de vouloir comparer des phrases dans des langues diverses : les morphèmes et les phonèmes sont transmis par apprentissage à la nouvelle génération mais non pas des phrases, qui sont formées chaque fois à nouveau par des combinaisons diverses (ibid.: 21). Il n’y a que les principes ou règles syntaxiques qui sont appris. C’est une des raisons pour lesquelles la recherche indo-européenne a beaucoup de problèmes à reconstruire la syntaxe de l’indo-européen commun. Ce qu’on peut dire sur l’ordre des mots en proto-indo-européen, est beaucoup plus hypothétique et se base pour la plupart sur la syntaxe qu’on peut trouver dans les langues anciennes de la famille.

On pense que la déclinaison de l’adjectif suit celle du substantif en genre, nombre et cas, et que les noms à leur tour correspondent à la conjugaison des verbes, en personne et nombre, comme en français. Le verbe était probablement placé à la fin de la phrase. La phrase commençait par un mot accentué et le deuxième mot était non-accentué, c’était par ex. une conjonction, une particule ou un pronom atone, un phénomène appelé la loi de Wackernagel. Il existait en outre des propositions subordonnées et relatives, qui pouvaient être placées avant la proposition principale. Une proposition relative en proto-indo-européen pouvait par ex. non seulement avoir la structure "La femme qui chante, est belle" mais aussi "Qui chante, la femme est belle".

Exemples

A) Le mouton et les chevaux
Il est difficile de donner des texts d’exemple pour illustrer une langue reconstruite. Pour l’indo-européen commun, August Schleicher a traduit une fable en indo-européen en 1868. Elle est devenu un classique et a été mise à jour plusieurs fois suivant l’état de la recherche. Voici la version donné par Rosemarie Lühr (Lühr 2011 : 128).

h2ówis h1éḱwōskweLe mouton et les chevaux
h2ówis, jésmin h2wlh2néh2 ne éh1est, dedorḱe éḱwons, tóm, wóǵhom gwérh2um wéǵhontm, tóm, bhórom méǵoh2m, tóm, dhǵhémonm h2oHḱú bhérontm.Un mouton, sur lequel il n’y avait pas de laine, voyait des chevaux, l’un tirant un wagon lourd, un autre portant une grande charge, un troisième portant un homme de façon rapide.
h2ówis éḱwobhos ewekwet : ḱē´rd h2ghnutoj moj widntéj dhǵhmónm éḱwons h2éǵontm.Le mouton dit aux cheveux : « Mon cœur devient lourd quand je vois l’homme faire avancer les chevaux. »
éḱwōs ewewkwnt : ḱludhí, h2ówi ! ḱē´rd h2ghnutoj widntbhós : dhǵhémōn, pótis, h2wlnéh2m h2ówjom kw newti sébhoj gwhérmom wéstrom ; h2éwibhoskwe h2wlh2néh2 né h1esti.Les chevaux dirent : « Écoute, mouton ! Notre cœur est lourd, nous qui savons : L’homme, le maître, se fait un manteau chaud de la laine des moutons. La laine n’appartient pas aux moutons. »
Tód ḱeḱluwō´s h2ówis h2éǵrom ebhuget.Le mouton, ayant entendu cela, se sauva en courant au champ.

B) Vidéo : préhistoire
S’il existe très peu de tentatives de traduire des textes en proto-indo-européen, il existe encore moins de vidéos ou fichiers audio pour avoir une idée comment cette langue sonnait. À vrai dire, nous n’en avons trouvé qu’une seule vidéo. C’est l’extrait d’un film (MA 2412 - Die Staatsdiener, sorti en 2003) mettant en scène l’histoire de l’Autriche. La première scène montre l’arrivée de tribus indo-européennes en Autriche à la préhistoire. Les dialogues ont été traduits avec la participation de David Stifter, un chercheur très connu dans les études indo-européennes.

(:youtube CTvAOON9rqo:)

Bibliographie

CAMPBELL, Lyle et MITHUN, Marianne (1980), "The priorities and pitfalls of syntactic reconstruction", Folia Linguistica I/1, 19-40.
CHISS, Jean-Louis et al. (2001), Introduction à la linguistique française (tome I), Paris: Hachette.
FORTSON IV, Benjamin W. (2010), Indo-European Language and Culture. An Introduction, 2nd edition, Chichester: Wiley-Blackwell.
HOENIGSWALD, Henry M. et al. (2008), "Indo-European", in: Woodard, Roger D. (éd.), The Ancient Languages of Europe, Cambridge: Cambridge Univ. Press, 230-246.
LÜHR, Rosemarie (2011), "Von Berthold Delbrück bis Ferdinand Sommer: Die Herausbildung der Indogermanistik in Jena", in: Vielberg, Meinolf (éd.), Die klassische Altertumswissenschaft an der Friedrich-Schiller-Universität Jena, Stuttgart: Franz Steiner, 125-146. En ligne ici(valider les liens)
MAYRHOFER, Manfred (éd., 1986), Indogermanische Grammatik (2. Halbband: Lautlehre), Heidelberg: Winter.
MEIER-BRÜGGER, Michael (2003), Indo-European Linguistics, Berlin et New York: Walter de Gruyter.
TICHY, Eva (2009), Indogermanistisches Grundwissen für Studierende sprachwissenschaftlicher Disziplinen, 3. Auflage, Bremen: Hempen.